Reprise, reprises

1995 avait été annoncée comme l'année de la reprise économique. Force est de constater qu'il n'en a rien été et que les experts se sont à nouveau trompés. Ce rendez-vous manqué n'a rien d'étonnant pour qui observe la société française au-delà des apparences. Les contraintes, les résistances et les nouvelles priorités des Français pèsent en effet plus lourd que les sollicitations des entreprises, les incantations des publicitaires, les incitations des distributeurs, les exhortations des responsables politiques ou les projections des économistes. Les consommateurs sont aujourd'hui conscients de leur « pouvoir de dire non » et n'hésitent pas à en faire usage.

Des reprises ont pourtant eu lieu au cours de cette année, mais dans d'autres domaines. Reprise des essais nucléaires français dans le Pacifique, entraînant celle des attaques parfois violentes contre la France. Reprise des attentats à Paris, après quelques années de répit. Reprise à l'automne des mouvements de grève, occasion pour les syndicats d'une reprise de contact, à la fois entre eux et avec la base. Reprise aussi de certains débats que l'on croyait clos sur l'avortement ou sur la place des femmes dans la vie professionnelle. Mais la reprise qui a le plus marqué les Français est sans doute celle de la hausse des prélèvements obligatoires.

La reprise manquée de la consommation

Contrairement aux espoirs et aux prévisions, la consommation des Français n'a pas été « dopée » par la conjoncture mondiale, et la reprise attendue n'a pas eu lieu. Cette situation s'explique beaucoup moins par des causes économiques objectives, liées notamment à l'évolution du pouvoir d'achat, que par des raisons sociologiques et psychologiques. La confiance en l'avenir, l'émergence de nouvelles priorités et de nouveaux modes de vie sont à l'heure actuelle des facteurs plus déterminants que le revenu disponible des ménages.

Dans une société démocratique et libérale, les choix individuels sont dictés par les besoins et la volonté des citoyens-individus-consommateurs. Or, ces derniers sont aujourd'hui amenés à faire des arbitrages différents dans leurs dépenses. Ils s'intéressent davantage à leur santé, à leur logement et à leurs loisirs. Ils sont moins enclins à acheter des équipements qui ne leur apportent pas de véritable satisfaction (lave-vaisselle, Caméscope...) ou à renouveler leur voiture aussi fréquemment que par le passé. L'incapacité des économistes, des responsables d'entreprise et des hommes politiques à comprendre ces phénomènes (et donc à les prévoir) tient à leur éloignement du champ social, dans lequel naissent des tendances et des changements qui ont ou auront des incidences sur les comportements de consommation.

Les individus ne peuvent plus en effet être réduits à leur fonction d'acheteur, d'utilisateur ou de prescripteur de produits et de services. Ils sont de plus en plus multidimensionnels (tour à tour actifs et inactifs, modernes et conservateurs, satisfaits et frustrés, responsables et assistés...), donc plus complexes et difficiles à saisir. Ils sont surtout plus autonomes et cherchent à réduire leur degré de dépendance vis-à-vis des autres. Ils agissent en fonction de ce qui leur paraît bon pour eux, sans toujours se demander si c'est bon pour la France, pour son taux de croissance et son niveau d'emploi. Au cours de ces dernières années, ils sont entrés en résistance et se montrent moins sensibles aux multiples sollicitations dont ils sont l'objet. Ils sont devenus moins fidèles aux produits, aux marques ou aux types de magasins. Mais ce qui passe pour de l'instabilité est en réalité une preuve d'éclectisme, d'indépendance d'esprit et d'intelligence économique.

Le désir de consommation a aussi changé de forme : les Français ont réalisé que la multiplication des objets n'est pas la condition suprême du bonheur et ils ont redécouvert l'importance de la vie intérieure. Une illustration en est donnée par l'engouement récent et spectaculaire pour la philosophie. Tout au long de l'année, des livres de philosophie ont été en tête des ventes des librairies : plus d'un million d'exemplaires pour la Lettre sur le bonheur d'Épicure ; 600 000 exemplaires pour le Monde de Sophie du Norvégien Jostein Gaarder ; 150 000 pour le Petit Traité des grandes vertus d'André Comte-Sponville. C'est dans les textes des stoïciens ou des épicuriens que les Français cherchent des explications ou des principes de vie qui ne sont plus aujourd'hui proposés de façon crédible par les institutions, la science, l'école ou même l'Église.

La nécessaire reprise des réformes

La reprise économique ne peut s'envisager sans celle de la confiance, qui est à portée de main. La « fracture sociale » n'est pas en effet aussi grave qu'on le dit. Les difficultés qui se sont accumulées depuis le début de la crise n'ont guère entamé la cohésion nationale. Les années 90 ont vu au contraire grandir un sentiment de solidarité et un besoin d'humanisme qui se manifestent de plus en plus au niveau micro-social. Partout, des individus se dressent contre l'injustice et tentent de lutter contre l'exclusion. Reconnaissant l'incapacité des institutions à venir à bout des grands problèmes collectifs, ils tentent de les résoudre à l'échelon individuel. L'entraide se développe au niveau des familles, grâce notamment à l'action des aînés ; elle s'exerce aussi dans les villages et les quartiers.