Journal de l'année Édition 1993 1993Éd. 1993

Société française : la confiance disparue

Si l'on devait résumer cette année 1992 par un mot, le choix se porterait sans doute sur le mot méfiance. C'est lui en effet qui explique le mieux le décalage croissant entre la situation économique de la France (convenable, à l'exception du chômage) et sa situation psychologique, caractérisée par la peur, la lassitude ou le repli. Le résultat de cette rétraction (on peut aussi parler de régression, au sens psychanalytique) est sensible dans les conversations et les médias, dans les attitudes et les comportements, dans les systèmes de valeurs. Comment analyser autrement la vague de pessimisme mesurée par les sondages, la chute du marché de l'immobilier, la baisse des investissements des entreprises, la rétention de certains achats ou les hésitations des citoyens à l'égard de l'Europe ?

Les cinq chocs

1992 ne constitue pas cependant une rupture brutale par rapport aux années précédentes. La confiance des Français avait déjà été sérieusement ébranlée par les grands chocs successifs. Dans de nombreux domaines, beaucoup ont depuis des années le sentiment d'avoir été trompés par ceux à qui ils avaient délégué leurs pouvoirs : hommes politiques, chefs d'entreprise, experts de tous bords, savants, chercheurs, etc. 1992 peut donc être vue comme le dernier acte d'une pièce qui se joue depuis environ vingt-cinq ans.

L'histoire contemporaine commence en 1968, avec un choc culturel, qui concerne toute une génération de jeunes, descendus dans la rue pour dénoncer la civilisation industrielle et les dangers de la société de consommation. On peut d'ailleurs observer que, un quart de siècle après, les inquiétudes demeurent. La « révolution » de mai n'aura pas été un épiphénomène, une bavure de l'histoire, mais le début d'une lente transition entre deux civilisations.

1973 fut un choc économique, marquant à la fois la fin d'une longue époque de croissance et d'abondance et le début de celle du chômage.

1981 constitua un choc politique, avec l'arrivée d'une gauche longtemps absente du pouvoir. Mais c'est plutôt 1982 que l'histoire sociale retiendra comme date d'un choc social essentiel : la découverte par les Français de la dépendance planétaire. La peur s'emparait alors de la « société civile », prélude à un retour progressif au réalisme.

Le choc financier de 1987 ne concerna pas seulement les détenteurs de portefeuilles de valeurs mobilières. Il eut pour effet de mettre en évidence les limites de la coopération internationale et, surtout, l'incapacité des experts à prévoir (et bien sûr à enrayer) les crises. Cette méfiance à l'égard des experts fut renforcée par la catastrophe de Tchernobyl et la tentative des pouvoirs publics français de rassurer en faisant croire que le nuage radioactif s'était arrêté aux frontières de l'Hexagone. Faute politique ou dernière manifestation du culte de « l'exception française » ?

Enfin, le choc de la guerre du Golfe, en 1991, fut d'ordre psychanalytique. Venant après la période d'angélisme inaugurée en 1989 par la libération des pays de l'Est, il apportait la preuve que le risque est présent partout, y compris aux portes de l'Europe, avec l'embrasement, la même année, de la Yougoslavie.

Chacun de ces chocs a eu un effet considérable sur les mentalités des Français, sur leur vision du monde et de l'avenir. En même temps qu'ils annonçaient la fin de quelque chose (les utopies en 1968, la croissance en 1973, le monopole politique en 1981, les idéologies en 1982, la crédulité en 1987, l'angélisme en 1991), ces chocs contribuaient à la mise en place d'un nouveau système de valeurs. Surtout, ils étaient responsables de la disparition progressive de la confiance à l'égard des autres, individus ou groupements de toute nature.

Cette guerre civile froide concerne d'abord les institutions. L'affaire du sang contaminé en a constitué l'étape ultime. On a peine à retrouver dans l'histoire, même ancienne, trace d'un crime aussi important perpétré par l'État contre des citoyens ordinaires. C'est ce qui explique la colère de ces derniers contre les hommes politiques, leur sensibilité croissante à la corruption et au gaspillage.