Journal de l'année Édition 1993 1993Éd. 1993

La méfiance actuelle s'applique aussi à l'Europe. Mais ce que l'on a pris pour une peur de l'Europe est en réalité une peur de la France et de sa capacité à maintenir sa place au sein de la Communauté. Même lors du débat sur la ratification du traité de Maastricht, les enquêtes d'opinion montraient en effet que les Français restaient favorables à la construction européenne, mais ils craignaient qu'une France faible y perde un peu de son âme.

Il est par ailleurs significatif que ce débat ait surtout permis aux Cassandres de l'Europe de se faire entendre. Où sont les Victor Hugo, Monnet, Schuman et autres visionnaires éclairant l'avenir des peuples ? L'Europe des traités et de la technocratie est aussi un « grand projet » pour ses 343 millions d'habitants, un modèle, voire un idéal pour leurs voisins immédiats. Cela mériterait sans doute un peu plus d'enthousiasme et de lyrisme de la part de ses avocats, qui se contentent de peser les espoirs et les risques avec une balance d'apothicaire.

L'instinct de préservation

La conséquence de cette crise de confiance nationale est le retour de plus en plus net au conservatisme. C'est même d'« instinct de conservation » qu'il faut parler aujourd'hui, lorsqu'on considère le rejet croissant des Français vis-à-vis de la modernité. Cette volonté de conserver se manifeste dans l'opposition à toute réforme, qu'il s'agisse de l'orthographe, de l'hymne national, de l'éducation ou du permis de conduire.

Ce conservatisme n'est évidemment pas la conséquence d'un fort sentiment de satisfaction vis-à-vis du présent ; il est au contraire lié à une forte inquiétude quant à l'avenir. Il s'agit donc en fait davantage de préserver que de conserver. Préserver l'identité culturelle contre les risques d'une trop forte immigration. Préserver l'état de l'environnement, à travers le grand mouvement écologique qui se développe. Préserver son intégrité physique, voire sa jeunesse, en recourant à toutes les aides possibles en ce domaine, du médicament à la chirurgie esthétique en passant par la thalassothérapie. Préserver ses biens en investissant dans des assurances ou des systèmes de sécurité. Préserver ses chances pour l'avenir en retrouvant le chemin de l'épargne.

Cette année 1992 restera donc comme celle de la méfiance et de l'inquiétude. Les scandales de la transfusion sanguine, le feuilleton Tapie et le procès Touvier ont terni durablement l'image de la politique ou de la justice. En matière économique, l'inexorable montée du chômage a été ressentie comme une menace par une proportion importante des actifs. Sur la scène internationale, la haine constatée en Yougoslavie et l'impuissance de l'Europe à intervenir ont rappelé aux Français des souvenirs douloureux, tandis que la découverte (médiatique) du trafic de déchets entre l'Allemagne et la France était ressentie comme une humiliation. Face à cette angoisse existentielle, les nombreux événements sportifs (jeux Olympiques, Euro 92 de football, tournoi de Roland-Garros, Tour de France, coupe de l'America...) n'auront guère permis aux Français de retrouver leur fierté, comme ce fut le cas en 1991 avec la victoire en coupe Davis.

Il y a des moments, dans l'histoire des peuples, où ça ne va pas bien. Ils peuvent faire le gros dos, en attendant des jours meilleurs, ou bien se mettre vraiment en colère. Les Français, qui ont choisi jusqu'ici la première solution, pourraient bientôt être tentés par la seconde...

Gérard Mermet
Spécialiste des modes de vie et du changement social, auteur de Francoscopie, Larousse.