Cette osmose entre la production littéraire et son temps est-elle propre à un après-guerre à forte densité historique et à forte teneur idéologique ? Assurément non : pour des périodes apparemment plus calmes, cette production littéraire reste un miroir tendu, nous renvoyant le reflet de nos interrogations et de nos polémiques. Prenons, par exemple, la période à la charnière des années 1970 et 1980, tournante aussi bien dans le domaine du débat intellectuel intérieur que dans celui des relations internationales. À travers les « essais » qui rencontrèrent alors quelque écho, trois tendances au moins apparaissaient : la remise en cause, à gauche, des grands modèles (Bernard-Henri Lévy, la Barbarie à visage humain, 1977 ; Claudie et Jacques Broyelle, Apocalypse Mao, 1980) ; de là, d'une part un ébranlement du milieu intellectuel et l'actualité – et donc le succès – de sa radiographie (Hervé Hamon et Patrick Rotman, les Intellocrates, 1981), d'autre part la consécration vespérale de Raymond Aron (le Spectateur engagé, 1981 ; Mémoires, 1983) ; enfin, et surtout, une interrogation sur l'organisation de l'Union soviétique, sociale (Nina et Jean Kéhayan, Rue du prolétaire rouge, 1978 ; Mikhaïl Voslensky, la Nomenklatura, 1980) et politique (Hélène Carrère d'Encausse, l'Empire éclaté, 1978), interrogation avivée par les tensions internationales après l'intervention soviétique en Afghanistan (Richard Nixon, la Vraie Guerre, 1980 ; Jean-François Revel, Comment les démocraties finissent, 1983).

À la confluence de l'identité et du patrimoine

Ainsi éclairés, les succès de l'année 1987 prennent donc une lumière accrue, et l'approche historique de leur contenu redevient légitime. Ces analyses, on l'a vu, s'articulaient autour de trois problèmes : la nature de la culture, l'identité des acteurs culturels et le problème du statut et du rôle des intellectuels.

Il faut dissiper, d'emblée, deux possibles malentendus. D'une part, aucun des trois auteurs n'a définitivement clos le débat sur cette question apparemment simple : qu'est-ce que la culture ? Il y a douze ans, dans Histoire de mots, le politologue Philippe Béneton avait recensé 161 définitions du mot. Il y a fort à parier que le stock, depuis, s'est encore enrichi. D'autre part, les réflexions sur le danger de banalisation de la notion de création culturelle ne datent pas d'hier. Pour s'en tenir aux sociétés occidentales nées des révolutions industrielles successives, observons, par exemple, qu'Aldous Huxley prédisait déjà en 1932, dans le Meilleur des mondes, entre autres périls, une civilisation où l'inflation médiatique engendrerait une sorte de sous-culture et atrophierait la pensée.

Mais il est vrai que la question a pris, au fil des ans, une acuité plus grande, liée notamment à l'essor de la télévision. D'autant que cet essor toucha aussi l'imprimé, forme jugée noble et supposée davantage à l'abri des formes de banalisation culturelle. Lancé en 1960, Télé 7 jours dépasse déjà les 2 millions d'exemplaires en 1965 et s'affirme bientôt, par sa diffusion, comme le premier titre de la presse française. Les arguments contre la télévision sont alors d'autant plus aigus que la France, jusqu'en 1964, n'a qu'une chaîne et qu'il faudra attendre 1972 pour qu'elle en ait trois. Les défenseurs peuvent, inversement, arguer qu'une telle situation de monopole peut faire du petit écran un formidable instrument culturel. Et de citer le retentissement d'émissions comme les Perses d'Eschyle, adaptés par Jean Prat et diffusés le 31 octobre 1961. À quoi les adversaires de la télévision répondent qu'il ne s'agit là que d'alibis destinés à masquer un crime d'abaissement culturel généralisé.

Si des réalisateurs de télévision entendaient faire ainsi œuvre de création culturelle, le débat, longtemps, est resté formulé en termes de concurrence : la télévision faisait de l'ombre à la culture, mais, aux yeux du plus grand nombre, elle n'en faisait pas partie. Puis, dans les années 1970 et surtout 1980, le modèle concurrent devint conquérant. La massification des pratiques télévisuelles fit acquérir au médium un statut culturel de plein droit. On parla moins de culture que de pratiques culturelles, et le petit écran y occupait une place centrale, avec sur ses flancs, également intronisées au rang de supports culturels, la bande dessinée et la musique autre que « classique ». D'où le débat, qui porte sur une définition jugée diluant de la culture.