Ce débat, on le voit, n'est pas neuf et l'année 1987 n'est pas, à cet égard, spécifique. La question de la culture de masse et de son statut par rapport aux arts dits majeurs est une donnée devenue structurelle, même si, semble-t-il, les quinze dernières années ont encore amplifié le poids de ces pratiques de masse. Ce constat de non-spécificité ne fait pourtant que déplacer la question : pourquoi une gerbe de livres sur le sujet en cette année 1987 et, surtout, pourquoi un tel écho ?

Deux données conjoncturelles ont pu jouer. D'une part, le bouleversement en quelques mois du « paysage audiovisuel français » a amplifié l'écho des interrogations sur le rôle de la télévision. Et, à travers ce bouleversement, c'est plus largement encore l'explosion des techniques de communication audiovisuelles depuis quelques années qui apparaît en toile de fond, de la télématique aux satellites de télécommunication et aux réseaux « câblés ». D'autre part, et sur un autre registre, la publication de ces trois ouvrages intervenait quelques mois à peine après la contestation lycéenne et étudiante de décembre 1986. Par-delà les interprétations qu'a suscitées ce mois de mai en décembre, les observateurs, une fois passés les événements eux-mêmes, se sont interrogés sur le profil culturel d'une génération qui plaçait Renaud, Daniel Balavoine et Coluche sur le devant de la scène. Vingt-neuf ans plus tôt, en décembre 1957, l'Express, radiographiant la « nouvelle vague », isolait une autre triade : Sartre – Gide – Mauriac. Et les observateurs des cadets de 1986 de conclure à une génération du regard et de l'image. Le débat du printemps suivant, on le voit, surgissait tout à propos. D'autant qu'Allan Bloom axait une large partie de son argumentation sur le milieu étudiant, à ses yeux culturellement fléchissant.

Cette donnée liée à la proche actualité ne suffit bien sûr pas à expliquer le succès du livre d'Alain Finkielkraut et l'écho rencontré par celui d'Allan Bloom. Entre la montée structurelle de la culture de masse et le conjoncturel d'un mois de décembre agité, il faut sans doute aussi chercher du côté du moyen terme d'une société française s'interrogeant, en cette décennie, sur son identité. Le succès, en cette fin d'année 1987, de l'Histoire de France de Georges Duby et d'Emmanuel Le Roy Ladurie, et celui, les années précédentes, des fortes méditations de Fernand Braudel sur l'Identité française viendraient, du reste, le confirmer s'il en était besoin.

À y regarder de plus près, là est probablement l'essentiel. Dans une communauté française parcourue de forces antagonistes (la flambée régionaliste, forte dans les années 1970, et un environnement médiatique faisant du monde un vaste parvis) et s'interrogeant sur ses fondements (polémique sur l'immigration, controverse sur le Code de la nationalité), les notions d'identité et de patrimoine se retrouvent au cœur de la mêlée. Et la culture, qui est précisément à la confluence de ces deux notions, devient fort logiquement le point focal du débat : à la fois point de repère – boussole – et de référence – chronographe –, elle aide une société à se définir dans l'espace et dans le temps.

L'histoire culturelle : une définition large

On comprend mieux, dès lors, que la question de la définition de la culture, qui n'est pas neuve, se soit retrouvée en première ligne du débat intellectuel. Certes, son millésime 1987 découle en partie de l'actualité (événements de décembre 1986, concomitance de la publication des trois livres en mars 1987) et procède, de ce fait, en partie du conjoncturel. Mais c'est aussi le point de cristallisation – qui aurait pu se produire un peu plus tôt ou un peu plus tard – de tensions et d'interrogations qui parcourent la société française. Du coup, on le voit, le succès rencontré par les trois livres est objet d'histoire.

Mais l'historien, quel que soit la définition, large ou étroite, de la culture qu'il admet à titre privé en tant que citoyen confronté à un débat concernant la communauté nationale à laquelle il appartient, se gardera bien, dans l'exercice de son métier, de s'en tenir à l'acception étroite du mot culture. Car, en se cantonnant dans sa recherche aux arts dits « majeurs » et aux formes d'expression « nobles », il limiterait singulièrement sa perspective. Par la force des choses, l'histoire des pratiques culturelles se situe, en effet, à la croisée de l'étude de la création et de l'observation de sa diffusion dans un groupe humain donné.