Dans l'ensemble, nous voyons beaucoup d'écrivains, hommes et femmes, qui produisent leur roman annuel, ou presque, par persévérance et par un effort du métier plus que par un renouvellement de l'inspiration. Cela donne parfois un chef-d'œuvre, mais au sens artisanal. Autrement dit, notre vieille littérature compte pour le moment plus d'artisans que d'artistes.

Sans vouloir être désobligeant le moins du monde, on pourrait prendre pour exemple les Amies de cœur, de Suzanne Prou. C'est l'histoire d'une jeune veuve qui veut rester désespérément fidèle au souvenir de son époux mort prématurément. Dans la vie, elle s'accroche au couple de son amie d'enfance et de son mari, et avec les meilleures intentions du monde, par une sorte d'indiscrétion passionnée et de frustration charnelle, elle en arrive à mettre ce couple en péril. C'est très bien raconté, la langue est sobre et forte, l'observation psychologique fine et souvent originale. C'est bien un chef-d'œuvre d'une romancière de métier qui sait nous intéresser même si elle n'a pas quelque chose d'important à nous communiquer. Bonne peinture d'un milieu de petite bourgeoisie de fonctionnaires en province, mais on a un peu l'impression d'un talent fait pour ce que l'on appelait la littérature bleue, qui a viré au noir à cause de l'évolution des mœurs. Peut-on encore émouvoir sans déranger ?

La personnalité de Catherine Paysan est plus remuante. Elle a gagné une réputation et un public avec de beaux livres où elle disait la vie des siens dans un proche passé et la vie de sa région, la Sarthe. Avec le Rendez-vous de Strasbourg elle nous entraîne beaucoup plus loin. C'est le récit des retrouvailles pendant trois jours de Sarah et d'Ali qui ont été amants il y a trente ans quand ils étaient étudiants au Quartier latin. Ils ont beaucoup à se raconter de leurs vies, divergentes plus que parallèles, et le grand talent d'évocation, clair et précis de Catherine Paysan fait merveille, surtout dans les tableaux des paysages et des mœurs marocaines. Cela suffit-il pour montrer, ce qui est sans doute l'intention de l'auteur, que des cœurs bien nés effacent sans trop de peine les distances que les préjugés et les habitudes mettent entre nous ? Il y a du moins ici l'esquisse d'un grand sujet actuel traité avec l'abondance de l'amour.

Talents d'hier et d'aujourd'hui

Il faudrait citer encore parmi les femmes d'un ferme talent, la jeune Danielle Sallenave, qui sait mettre à profit sa culture esthétique et philosophique, et l'aînée, Marguerite Duras, qui, après des succès pour un public restreint au théâtre, au cinéma, dans le roman atteint enfin le grand public avec l'Amant, un court récit peut-être en partie autobiographique, où la netteté de l'écriture et la précision de la narration se dépouillent enfin des tournures trop intellectuelles.

On a beaucoup remarqué l'auteur de la Place, Annie Ernaux (prix Renaudot), presque une débutante. Elle s'efforce avec succès à la rigueur et à la froideur, et cela frappe, d'autant plus que son sujet justifierait certains épanchements. Une fille raconte la vie et surtout la mort de son père. Elle est entrée dans l'enseignement, lui était un ouvrier devenu exploitant d'une modeste épicerie-buvette dans un gros bourg de Normandie. Le thème est celui du passage d'une classe à l'autre avec toutes les petites humiliations de la fillette puis de l'étudiante amenée à fréquenter des condisciples plus aisés. La fille est orgueilleuse et susceptible, et ses humiliations sont majorées par une sourcilleuse conscience de classe. Tous les détails sont vrais et parlants, mais un peu déplacés parce que la narratrice a prêté sa conscience douloureuse à son père qui a peut-être été un homme heureux et fier de sa modeste ascension sociale, d'autant qu'il avait une conscience de classe politique moins éveillée. Le récit me semble ainsi un peu gâté parce qu'il veut être un témoignage sur les oppositions des classes sociales au sein du peuple et une incitation à la lutte et à la haine, ce qui ne laisse pas d'être fort déplaisant.