N'oublions pas Béatrice Beck, même si elle a un peu trop laissé faire l'oubli. Depuis son prix Goncourt déjà bien lointain, ses publications n'ont guère retenu l'attention, et peut-être y voit-elle un signe de son indépendance plus qu'une défaillance de son talent. Son Enfant Chat, peinture intelligente des mœurs humaines et fable d'un chat qui se met à parler, lui a réussi.

Jean Cayrol

Parmi les œuvres d'écrivains maîtres de leur art, il faut garder le Qui je suis de Jean Cayrol. Le titre de ce texte bref indique déjà qu'il aborde un sujet capital, un peu le même que celui de Robert Sabatier dans le livre dont nous parlions d'abord, le sujet qui hante la conscience de l'Hamlet contemporain, le problème de l'identité personnelle. Poète, romancier, essayiste, Jean Cayrol a publié depuis quarante ans beaucoup de livres, peut-être pour mieux captiver. Il est l'homme des mots, des émotions, des sentiments, plus que de la raison raisonnante, ce qui le rend presque insaisissable pour la critique tout en lui permettant de partager beaucoup avec ses nombreux lecteurs. Il descend en lui-même avec ses moyens de poète (aujourd'hui on dit à tort et à travers de « créateur »), tout en préservant avec pudeur son secret existentiel, et sa quête est volontairement une quête qui reste ouverte, qui suggère des directions, mais n'impose pas de réponse.

Christian Giudicelli

Il s'agit de l'auteur de cinq ou six romans, de plusieurs pièces de théâtre jouées sur des scènes parisiennes, qui fait de la critique à la radio et dans la presse. Le Point de fuite publié cette année est sans doute son meilleur livre et le signe de son passage, vers la quarantaine, dans une catégorie d'écrivains, disons, responsables et respectés. Il peint toujours des jeunes hommes et des jeunes filles d'aujourd'hui, peintres, écrivains, professeurs, qui vivent dans une bohème sans destination précise. Ils font la place de l'amitié, de l'affection pour un chien qui meurt très vite, du travail littéraire, mais la grande affaire pendant la journée que dure le roman est le sexe. Le peintre Olivier pleure et enterre son chien, essaie de trouver un second souffle pour sa liaison avec Constance, une femme professeur au langage de moderne précieuse ridicule. Jacques, le meilleur ami d'Olivier depuis l'enfance et qui aime les garçons, recueille un gigolo, Tom, un peu stupide mais qu'il rêve de garder et d'adopter. Jérôme, le jeune nouvel amant de Constance, s'occupe d'enfants libanais accueillis dans une mairie de banlieue. Et tout se défait en ce singulier point de fuite, Olivier ne reprend pas Constance qui ne reprendra pas Jérôme, Tom fuira Jacques, et Jérôme se suicidera, peut-être pour s'être trompé sur sa vraie nature. Chacun reste seul, et, si Jacques et Olivier tentent de fuir loin du noir océan de l'immonde cité, ils n'y parviendront pas... Tout cela est très bien dit, sur un ton de désinvolture qui cache mal le sérieux ou le tragique, et cela aussi est un trait caractéristique de la jeunesse contemporaine.

D'anciens lauréats de grands prix

Ils ont connu au moins une fois un succès de public et continuent leur carrière. Ainsi Didier Decoin (Béatrice en enfer, mais est-ce un roman ?), qui met toujours sa sincérité et son sens de l'intrigue dramatique dans les sujets les plus divers ; Patrick Grainville (la Caverne céleste), qui a peut-être un peu plus de peine à trouver un équilibre entre le roman et le livre d'idées ; Michel del Castillo (la Gloire de Dina), dont l'abondance est inépuisable mais peut-être pas assez exigeante. Le prix des Critiques de l'année est allé à un poète, Jacques Reda (l'Herbe des talus), pour un livre qui est surtout un recueil de souvenirs écrits dans une prose élégante, et d'ailleurs Jacques Reda collectionne depuis quelques années les médailles et distinctions, sans toujours parvenir à sortir d'un cercle un peu étroit.

On peut sans doute passer rapidement sur des succès de librairie où il y a du talent, comme dans les Jupes-culottes de Françoise Dorin ou le livre de Flora Groult (le Passé infini) qui relèvent plus de la chronique parisienne que de la littérature d'imagination : il y a en littérature comme en politique de grands débats apparents, qui, à courte distance, font penser aux tempêtes qui soulevaient les petites cours allemandes ou italiennes du siècle dernier.

Les jeunes espoirs

Réservons nos dernières lignes à de nouveaux talents, c'est-à-dire à l'espoir. Parmi ces perdreaux de l'année, retenons Bertrand Visage pour son livre Tous les soleils. En douze récits, c'est un roman de formation, le tableau d'une enfance et d'une adolescence sur la côte sicilienne non loin de Taormine. Le héros grandit dans l'hôtel tenu par sa mère, et surtout parmi une bande de garnements. À chaque instant la terre peut trembler, mais c'est bien le soleil qui joue le rôle principal, qui illumine et réchauffe la prose du jeune écrivain par la richesse du vocabulaire et la profondeur de l'imagination. La chronique sicilienne est transfigurée par une sorte de mythologie du feu, du vent et de la mer.