« Tout cela changea un peu en 1945, disait Giacometti, par le dessin... » Tout cela, c'est-à-dire une œuvre commencée dès l'âge de treize ans avec le Buste de Diego et qui, vingt-cinq ans plus tard, témoignait à la fois d'une merveilleuse maîtrise technique et d'une incertitude absolue sur son destin. Le Torse (1925) du Kunstmuseum de Bâle annonçait un émule de Brancusi ; l'Homme (1929) faisait figure d'idole cubiste ; la Table surréaliste (1933) et l'Objet invisible (1935) attiraient l'attention d'André Breton.

Giacometti ne pouvait cependant s'accommoder des certitudes d'aucune école : « désespéré du réel », il s'interrogeait devant la dérobade des choses, l'impossibilité de saisir, de « réaliser » une main, un visage. Profondément insoucieux de l'actualité, il cherchait dans les portraits du Fayoum, dans les Giotto de Padoue, dans les Cimabue d'Assise, dans les Tintoret de Venise, le secret de la « ressemblance ». Nulle œuvre, alors même qu'elle était reconnue et célébrée officiellement, n'a peut-être été plus indifférente à son temps, et c'est pure coïncidence si elle parut à certains traduire le désarroi de l'époque concentrationnaire. Merveilleusement incompris, Giacometti, dans la solitude, reprenait à son compte les plus vieilles questions que l'humanité primitive se posait non pas tant sur sa destinée temporelle que sur sa place dans un monde mystérieux par rapport aux éléments, aux animaux, aux plantes. Un monde pré-théologique, qu'exprime l'étonnante résurgence mésopotamienne du Chariot (1950) de la Kunsthaus de Zurich.

Giacometti tentait désespérément non de faire entrevoir, à travers la réalité sensible, un univers infini et légendaire, mais d'atteindre directement, « bêtement », le réel tout simple, un homme qui marche dans la rue, la chaise dans l'atelier, la tête de Diego. Et un jour il s'avisa, au lieu de poursuivre la vie vraie dans sa diversité, dans la multiplicité des êtres et des choses, de la traquer dans une même forme inlassablement reprise.

Il va alors s'acharner sur de minutieuses figurines, si petites qu'elles disparaissaient « avec un dernier coup de canif, écrit-il à Matisse, dans la poussière. » Et surtout il va peindre et dessiner, créant sur la toile ou le papier « une zone névralgique », souvent limitée à un regard fixe surgissant, lançant « tous ses assauts sur un seul point comme s'il voulait ouvrir une brèche dans un mur ». Jusqu'au jour où la tête qu'il regarde lui apparaît dans une épiphanie fulgurante et atroce : « Ce n'était plus une tête vivante (...), mais quelque chose de vif et de mort, simultanément. Je poussai un cri de terreur comme si je venais de franchir un seuil... » Cette vérité qu'il voulait arracher au réel, Giacometti fut contraint de la reprendre en lui-même ; cette vie qu'il désirait, c'était pour échapper à sa mort. « Ses figures, dit Jean Genêt, connaissent enfin la mort, car trop de vie est tassée en elles. » Giacometti le dominateur, l'homme de charme et de fascination, ne peut ruser avec sa propre découverte : la Tête sur tige (1947), L'homme marche parfois (1948), les Femmes de Venise (1956), les lancinantes incarnations de Diego, le buste d'Elie Lotar (1965) s'érigent et s'abolissent dans un monde sans épaisseur, sans écho. « Je donnerai mon œuvre, a dit Giacometti, pour une conversation. » Non pas, certes, le vain échange mondain, qui ne lui manquait d'ailleurs pas, mais la communication totale qui permet d'exorciser le drame intérieur et de le fixer dans la trace d'un crayon ou l'empreinte de l'argile. C'est à ce douloureux dialogue que nous convie désormais son œuvre impérieuse.

Rembrandt
(musée du Louvre, galerie Mollien, eaux-fortes, 29 octobre 1969-5 janvier 1970 ; dessins, 4 février-27 avril 1970)

Les deux expositions par lesquelles Paris a célébré le troisième centenaire de la mort de Rembrandt témoignent particulièrement du nouveau regard que notre temps porte sur une œuvre immense et mystérieuse.

Si, au début de l'année, les présentations de Montréal, Toronto et Chicago avaient surtout mis en valeur les tableaux des collections américaines, le British Muséum avait préféré attirer l'attention sur un choix, excellent, de gravures.