Connaissant ses moyens et leurs limites, le critique sait, en outre, que l'objet littéraire n'est pas un objet passif, extérieur. « Chiffre d'une existence subjective » (Pourquoi la nouvelle critique, critique et objectivité, par Serge Doubrovsky), l'œuvre renvoie à l'expérience de l'auteur. Écrire n'est pas un verbe intransitif. L'examen critique n'explique pas le développement d'un processus de composition, il introduit à la compréhension d'un projet créateur. Ce que le lecteur saisit, dans l'univers imaginaire du langage, c'est une réalité humaine, un nouveau rapport vécu du verbe et du monde, des mots et des choses.

Une place plus étroite

Avec la mauvaise conscience du roman, les incertitudes de la critique trahissent une crise profonde du langage, en tant que mode de figuration du monde (les Mots et les choses, par Michel Foucault). La constitution d'une archéologie des sciences humaines enseigne que l'homme est une idée relativement neuve, contemporaine de l'éclatement du discours classique.

À la fin du xviiie siècle s'est brisée l'image sereine d'un monde défini une fois pour toutes, dont la grammaire générale et l'histoire naturelle épuisaient la représentation. Dans les interstices d'un langage total, dissocié en fragments spécialisés et utilitaires, s'est composée la figure de l'homme, qui vit, travaille, devient l'objet d'un savoir possible.

Or, la fascination de la culture contemporaine est dans la tentative d'une formalisation générale de la pensée et de la connaissance. La littérature actuelle s'interroge sur l'être même du langage. De Mallarmé à Beckett, l'œuvre se donne comme expérience de la mort ou de sa propre impossibilité. Le langage tend à retrouver son unité perdue, et du même coup, entre les mots et les choses, la place de l'homme se fait plus étroite. Le rejet de la psychologie, la condamnation de l'anthropomorphisme, la dilution du héros romanesque sont les signes annonciateurs de l'effacement progressif de l'homme, « comme à la limite de la mer un visage de sable ».

Trois visages

Ces visages qui s'effritent, ce sont eux que la critique de l'année qui s'achève s'est efforcée de retenir. Trois visages surtout, qui forment trois incarnations dramatiques de l'écriture.

L'un multiple, étonnamment distendu, surajoutant au visage angoissé de l'enfant du jardin de Combray, les traits désinvoltes de l'amateur mondain, puis le masque apaisé d'un mort, un bouquet de violettes entre ses mains jointes : Marcel Proust (Marcel Proust, 1904-1922 : les années de maturité, par George D. Painter). Les marronniers du jardin d'Auteuil, les aubépines de Tansonville, les éblouissements de Balbec, les colères du comte Robert, êtres et lieux, mots et choses arrachés au Temps, dans le silence d'une chambre tapissée de liège, renaissent à travers le réseau irisé de la phrase proustienne.

Or, plus M. Painter nous livre de détails biographiques, plus l'auteur de la Recherche nous paraît vide et lointain : le Ritz, les promenades en automobile à travers la Normandie, les soirées de la princesse Bibesco, la tragédie d'Agostinelli, le feu de la guerre qui épargne Sodome, la rencontre insipide avec Joyce, tout cela ne nous révèle pas un Proust plus vrai et plus sensible. Le livre érudit et alerte du critique anglais compose cependant en creux une forme, dans laquelle l'œuvre achevée se coule avec une force plus éclatante.

Cette vie de l'œuvre a triomphé d'une autre mort : celle de Céline, dont la colère appela sur la littérature « la vengeance qui lui redonnera la vie » (la Mort de L.-F. Céline, par Dominique De Roux). Prophète et bouc émissaire, héros et réprouvé, médecin des pauvres et gouverneur de Saint-Pierre-et-Miquelon, exilé à Meudon comme à Copenhague, annonciateur de la fin des Temps modernes et convaincu de « l'épouvantable inutilité d'expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit ». Solitaire glorieux, chaman en loques, au terme de son « voyage au bout de la haine », il connaît la rédemption pour avoir refusé de rentrer en grâce et parce qu'il n'a cessé de croire que la parole est un acte. Non la parole littéraire, mais le cri, pamphlet ou romance, qui est le rythme même de la vie.

Un vieil homme

C'est ce rythme qu'un autre grand mort a désespéré de saisir : Hemingway (Papa Hemingway, par A. E. Hotchner). Le récit filial de ses dernières années nous le montre perdu, irrémédiablement. Ce qu'il poursuivait dans cet univers de fêtes, du Kilimandjaro à Saint-Sébastien, le gibier qu'il traquait de la brousse africaine aux pentes des Rocheuses, c'était lui-même. Taureau et matador, il organisait le spectacle somptueux de sa propre mise à mort. Que reste-t-il à faire, lorsqu'on n'a rien écrit de ce que l'on voulait écrire, lorsqu'on sait qu'on ne pourra pas l'écrire, qu'on doute de soi et de l'écriture ?

La réponse qu'Hemingway a donnée à cette terrible question dépasse infiniment le désespoir d'un écrivain. Le coup de fusil de Sun Valley, que l'on voulait pieusement involontaire, a peut-être tué plus qu'un vieil homme, une antique conception de la littérature.

C'est là, malgré les gestes traditionnels pour éprouver l'émotion littéraire, la découverte pénible de la critique d'aujourd'hui.