tragédie
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du grec tragôidos, « chant du bouc », rappel probable d'un sacrifice rituel lors des fêtes en l'honneur de Dionysos pendant lesquelles s'élabora, lors de concours dramatiques, l'esthétique de la tragédie (ve s. av. J.-C.) dont Aristote définit plus tard, dans sa Poétique, les principes de composition et la portée.
Esthétique
Pièce de théâtre, née probablement du dithyrambe, représentant l'infortune de héros de la mythologie ou de l'histoire, dont le spectacle éveille, selon Aristote, la terreur et la pitié. Elle désigne aussi le genre théâtral auquel appartiennent ces pièces et, par extension, un enchaînement d'événements terribles à l'issue fatale.
S'il convient de distinguer, en évitant de les confondre ou de les superposer, la tragédie et le tragique, il n'en demeure pas moins que la philosophie s'est longtemps défaussée sur l'imaginaire de la tragédie du soin d'exprimer la composante tragique de l'existence, composante que le miroir de la représentation théâtrale transforme en connaissance de soi, du politique et de l'histoire. Situation inhabituelle relevée par Ricoeur(1), qui souligne qu'avec ce rôle de passeur « la tragédie instruit la philosophie ».
Dès sa conception, il est vrai, la tragédie sert de pièce de touche et d'achoppement à toute une part de la réflexion philosophique sur l'homme et la Cité, en particulier lorsqu'elle oppose Platon qui, dans la République, lui dénie toute dignité ontologique au profit d'une poièsis attachée à des modèles d'excellence, et Aristote dont la Poétique décline les modes de la mimèsis en leur attribuant, dans leur fonction révélatrice, valeur d'unité et d'universalité. L'expression théâtrale du tragique s'est ainsi continuellement trouvée au centre d'épineux enjeux philosophiques à chaque temps fort de son histoire : à l'époque élizabéthaine par exemple, lorsque les tragédies historiques de Shakespeare interrogent la malédiction attachée à la quête du pouvoir politique ou, au xviie s. français, lorsque s'instaure entre molinisme et jansénisme un débat sur la grâce et la liberté auquel la Phèdre (1677) de Racine n'est pas étrangère.
Selon un autre processus, la philosophie allemande de Schelling à Heidegger, en passant par Hegel, Schopenhauer et Nietzsche, revisite l'inspiration tragique des Grecs parce qu'elle y trouve comme l'analogon du tragique de notre condition. Aujourd'hui, dans l'écriture théâtrale, le terme tragédie a disparu, mais l'expression du tragique demeure, hors de codes esthétiques contraignants. Elle découvre de nouveaux horizons qui la portent jusqu'à l'absurde (Camus, Beckett), la destructuration du langage (Novarina) et, en définitive, la mise en doute et en procès de la transcendance qui lui servait d'axe vertical.
Au bout du compte, malgré l'étroite complicité qui l'a toujours liée à l'expression tragique, la philosophie continue aujourd'hui de croire que la tragédie, et avec elle le théâtre dans son entier – comme le relève Badiou, pour le regretter –, n'est que « la matérialité d'un problème indécidable entre la maîtrise philosophique et la thérapie du désir », une « analyse trop sérieuse pour être vraie », une « vérité trop ludique pour être assurée »(2).
Jean-Marie Thomasseau
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Ricoeur, P., « Aux frontières de la philosophie », « Sur le tragique », in Esprit, mars 1953.
- 2 ↑ Badiou, A., Rhapsodie pour le théâtre, coll. « Le spectateur français », Imprimerie nationale, Paris, 1990.
- Voir aussi : Domenach, J.-M., le Retour du tragique, Seuil, Paris, 1967.
- Steiner, G., la Mort de la tragédie, Gallimard, Paris, 1993.
- Taminiaux, J., le Théâtre des philosophes, J. Millon, Grenoble, 1995.
- Thomasseau, J.-M., Drame et Tragédie, Hachette / Supérieur, coll. « Contours littéraires », Paris, 1995.