occasionnalisme

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».

Philosophie Générale, Philosophie Cognitive

Mouvement de pensée issu de la philosophie cartésienne, selon lequel toutes les actions de l'Univers sont conçues sur le modèle des rapports de l'âme et du corps. Toutes les causes naturelles ne sont point de véritables causes, mais seulement des causes occasionnelles qui déterminent Dieu, seule vraie cause, à agir.

En 1670, quand Malebranche commence à rédiger la Recherche de la vérité, véritable somme de la philosophie occasionnaliste, il est nourri de l'interprétation occasionnaliste de Descartes par nombre de ses lectures : il connaît l'Homme de Descartes, annoté par La Forge, le Traité de l'esprit de l'homme, de La Forge (que l'on a retrouvé dans sa bibliothèque), les Six Discours sur la distinction et l'union du corps et de l'âme de Cordemoy, mais aussi les ouvrages de Clauberg, de Suarez (dont il discute explicitement les thèses dans l'important « Éclaircissement XV » de la Recherche de la vérité).

Tous ses ouvrages sont unifiés par une réflexion sur la causalité qui se construit autour de la question suivante : comment penser la causalité quand l'effet ne ressemble pas à la cause ? La solution des occasionnalistes passe par la distinction entre la cause apparente et la cause efficiente. C'est faute d'avoir compris cette distinction que l'on croit que tel mouvement du corps cause effectivement tel sentiment, que telle volonté de l'âme cause effectivement tel mouvement du corps, ou encore que tel corps qui en rencontre un autre cause effectivement par le choc le mouvement de cet autre corps. Dans ces trois types de croyance, la même illusion opère : celle qui fait, pour reprendre la formule percutante de Cordemoy, alléguer l'occasion pour la cause. Pour dissiper cette illusion, les occasionnalistes introduisent la distinction entre cause apparente et cause efficiente par le biais de l'exemple du langage qu'ils reprennent du chapitre 1 du Monde de Descartes : de même que, dans le langage, l'institution des hommes attache les signes aux choses qu'ils signifient, de même l'institution de Dieu a attaché les pensées aux mouvements corporels et, de manière générale, les occasions d'agir à des actions. Et de même que la seule relation de causalité effective entre les mots ou les paroles et les choses signifiées relève de l'institution des hommes, de même la seule relation de causalité effective entre les occasions et les actions relève de l'institution de Dieu. Le langage humain est ce qui permet de penser analogiquement toutes les relations apparentes de causalité comme régies par l'institution de Dieu, par le langage que Dieu fait parler à la nature : la nature peut ainsi être considérée comme la présentation de signes qui suffisent pour faire concevoir des choses avec lesquelles ils n'ont aucune ressemblance (par exemple, les excrétions lacrymales et le sentiment de tristesse ou le fait de montrer les dents et le sentiment de plaisir ; ou encore la volonté de lever le bras et le mouvement du bras ; ou, enfin, dans le jeu du billard, le mouvement de la boule blanche et, après le choc, les deux mouvements respectifs des deux autres boules, blanche et rouge). La nature est ici entendue au sens large, elle inclut la nature humaine et tout ce qui ressortit à l'interaction de l'âme et du corps. Cela signifie qu'au commencement était le Verbe, mais qu'à la fin aussi est le Verbe : Dieu, par le Verbe, a créé la nature, et cette création peut être conçue comme l'institution d'un langage qui continue à faire sens. C'est, au fond, une nouvelle manière de comprendre la thèse cartésienne de la création continuée : il s'agit d'une création continuée de tel signe de la nature corrélé à telle chose qu'il fait concevoir, c'est-à-dire d'une création continuée de telle occasion corrélée à telle action qu'elle suscite. Dieu, en tant qu'instituteur de la corrélation des signes et des choses signifiées ou des occasions et des actions, est la seule cause efficiente de toutes les actions des choses créées. Et tous les phénomènes – les âmes ou les corps des hommes, par leur interaction, ou mutuel commerce, les passions primitives des animaux (autant qu'elles dépendent de la disposition des organes) et les mouvements qui leur sont corrélés (cris de joie ou de souffrance, remuement de la queue du chien ou ronronnement du chat en signes de sentiment de plaisir, poil hérissé ou dos rond, etc.), enfin les corps physiques, par les lois du choc – sont seulement des causes qui donnent occasion aux lois de la nature de s'appliquer aux choses créées (lois psychophysiques pour la nature humaine, lois physiologiques pour les animaux, ou lois physiques pour les corps). Aucune chose créée n'est véritablement cause d'une action ou d'un mouvement.

Cordemoy est le premier à dire que parler de causalité au sein des choses créées, c'est se payer de mots(1). Il radicalise la critique déjà sévère que faisait Descartes, dans la Préface – première partie de la Description du corps humain –, du préjugé selon lequel l'âme serait la cause des mouvements du corps(2). Descartes déracinait ce préjugé, ancré dans l'accomplissement de nos désirs de mouvoir de telle et telle manière notre corps, en expliquant, premièrement, que de nombreux mouvements du corps sont totalement indépendants de l'âme et, deuxièmement, que même les mouvements dits volontaires procèdent principalement de la disposition des organes, même s'ils sont déterminés par l'âme (voir Œuvres, t. XI, p. 225). Cordemoy généralise l'explication cartésienne des mouvements dits volontaires à tous les mouvements : dans les choses créées ne se manifestent que des causes qui déterminent (au sens de « donner occasion à ») des mouvements, mais qui ne les produisent pas ; ce n'est qu'illusoirement qu'on prend nos désirs (nos volontés de mouvoir le corps) pour des causes réelles. Et cette illusion est généralisable à tout ce qu'on appréhende physiquement comme cause réelle de mouvement. Le modèle des rapports de l'âme et du corps vient fonder une véritable métaphysique de la causalité où toutes les actions de l'Univers sont déterminées par des occasions, mais réellement produites par Dieu. Autrement dit, Dieu est cause totale au sens où toute la causalité se réduit à lui. Par exemple, quand nous voulons remuer le doigt, et que le doigt se remue, nous croyons que c'est nous, en effet, qui le remuons ; mais c'est une erreur qui fait tort au souverain domaine de Dieu. Ce n'est nullement nous qui remuons le doigt ; toutes les forces créées ne sont pas suffisantes pour cela : c'est Dieu seul qui suivant la résolution qu'il en a prise dès le commencement, à l'occasion de l'acte de notre volonté, produit lui-même ce mouvement dans notre doigt. En un mot, c'est Dieu qui fait tous les mouvements qui arrivent dans le monde, et tout ce que font en cela les créatures, c'est de servir à Dieu d'occasions, afin qu'il exécute ce qu'il a résolu de faire en telles ou telles circonstances (voir « Discours IV » dans les Six Discours sur la distinction et l'union du corps et de l'âme). Ce n'est donc pas la volonté qui est la cause efficiente du mouvement dit volontaire : en effet, « un vieillard a beau vouloir marcher vite [...] et celui dont la main est gelée a beau vouloir remuer les doigts : des gens en cet état ne témoignent que trop, que si ces petites particules peuvent être tantôt plus et tantôt moins émues, ce n'est jamais selon notre volonté ; mais toujours selon la différence des matières dont elles sont composées, selon celle de nos âges, et des lieux où nous vivons » (ibid., in Œuvres philosophiques de Cordemoy, p. 141).

Malebranche systématise cette conception de la causalité qui prélude à la critique humienne de l'idée de cause(3). L'occasionnalisme, en quelque sorte, engendre ses propres fossoyeurs : par la déréalisation qu'il opère de l'efficience causale, il produit un effet de distanciation qui laisse la voie libre à Hume et à sa réduction de la causalité à un rapport de succession : seule l'expérience, et non le raisonnement pur, peut instruire des relations causales entre les phénomènes. Le lien causal, dira Kant, n'est pas analytique mais synthétique.

Véronique Le Ru

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Cordemoy, G. (de), Œuvres philosophiques, PUF, Paris, 1968.
  • 2 ↑ Descartes, R., Description du corps humain in Œuvres (vol. X) publiées par Adam et Tannery en 11 tomes, Paris, 1897-1909, rééd. en 11 tomes par le CNRS et Vrin, Paris, 1964-1974.
  • 3 ↑ Malebranche, N., Œuvres complètes, 20 vol., dir. A. Robinet, Vrin, Paris, 1958-1970.

→ causalité, cause, harmonie, mouvement, occasion