normalité
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin norma, « norme ».
Le terme de « normalité » et l'adjectif ou le substantif qui lui correspondent sont forgés philosophiquement par A. Comte. Ces concepts reçoivent une transformation significative avec G. Canguilhem.
Biologie
À partir de Comte, le problème du normal devient un enjeu décisif dans l'élaboration d'une théorie de l'homme biologique et social. L'usage des notions de « type normal », d'« homme normal », de « société normale » est constant chez lui. Pour le comprendre, il faut se reporter à la « Quarantième leçon » du Cours de philosophie positive(1). Cette leçon développe le thème de l'« homme normal » considéré comme le type fondamental et abstrait à partir duquel l'étude des cas particuliers peut être ordonnée en série. C'est ainsi que Comte évoque « l'homme envisagé à l'état adulte et au degré normal ». Un tel homme normal est une abstraction. Il est un phénomène construit rationnellement, une unité purement théorique qui entend valider un phénomène de référence. La normalité n'est pas extraite de la réalité. Elle relève d'une construction en vue d'une connaissance plus fine d'une série animale ou d'une suite de fonctions vitales à étudier. La construction d'un type normal dont l'origine est rapportée à l'élaboration d'un point de vue humain correspond à la valorisation d'une fréquence tenue subjectivement pour significative. Elle permet de comprendre un phénomène dans la régularité de son fonctionnement (le normal) comme dans les variations qui l'accompagnent (le pathologique). Comte, en fait, reprend le principe de Broussais de l'identification des phénomènes normaux et pathologiques aux variations quantitatives près, et en radicalise la portée en l'étendant à l'ensemble des phénomènes vitaux et sociaux. « Étendu à tous les rangs encyclopédiques, l'aphorisme fondamental de Broussais pourra, sans perdre le nom de son immortel auteur, devenir désormais le vrai principe général propre à la théorie de la modificabilité envers des phénomènes quelconques. »(2)
Une normalité est une construction qui permet une compréhension des phénomènes pathologiques correspondants. Le type normal, dans un domaine précis, apparaît comme une règle destinée à repérer les modifications, à ordonner les variations. C'est ainsi que, dans l'ordre vital, il importe de comprendre quelles variations pathologiques se rapportent à quel type de fonctionnement normal. La normalité, c'est une régularité vitale attestée sur fond de désordre avéré. La biologie, en ce sens très exact, est l'étude des types normaux de l'organisme et des séquences pathologiques qui leur correspondent.
Lorsque Canguilhem redéfinit la normalité par la normativité, il radicalise la posture de Comte et, en un certain sens, la renverse. Canguilhem radicalise Comte en faisant du pouvoir de la modification le fond même de la normalité. Comte maintient une séparation entre les deux termes. La normalité, c'est cette fréquence qui autorise à repérer des écarts. Seulement, cette normalité est en tant que telle un ordre défini d'abord par son caractère statique. Canguilhem renverse même Comte, dans la mesure où ce dernier conçoit la normalité comme le type, l'ordre intellectuel construit rendant concevable des formes appropriées de modifications, alors que Canguilhem, en identifiant normalité et modification, en vient à récuser l'idée d'un sens objectif de la normalité, valable pour tous. Reprenant les leçons du biologiste K. Goldstein(3), il s'agit d'affirmer qu'il n'y a de normalité que subjective, toujours prise dans le régime singulier d'un pouvoir normatif particulier, tantôt affecté d'un amoindrissement de son pouvoir de modification, comme dans le cas de la maladie, tantôt s'affirmant, au contraire, dans le renouvellement des normes que présuppose la santé(4). Canguilhem renouvelle ainsi considérablement l'approche de la normalité, en récusant la valeur intellectuelle dont elle est le fruit chez Comte, pour la rapporter aux expériences de vie des vivants singuliers. Il n'y a pas de normalité en soi.
Il faudrait se demander, pour finir, d'où viennent alors les multiples appels à la normalité dont notre époque est porteuse. Assurément, le développement de la culture biomédicale, la médicalisation de nos activités corporelles et mentales tout autant que la recherche de la performance supposent, dans tous les cas, une même recherche de la normalité corporelle et psychique(5). M. Foucault a montré que la normalité est une exigence toujours plus pressante de nos sociétés disciplinaires et biopolitiques(6). Pour Foucault, en effet, nous vivons dans des sociétés de la normalisation rendues possibles par toute une série de technologies comportementales et de savoirs (médical, psychologique, psychiatrique) mobilisés dans le repérage des figures de l'anormal(7). Il est alors permis de se demander si l'exigence de normalité rendue plus pressante par le type de société dans lequel nous sommes ne trouve pas sa limite intrinsèque dans une compréhension subjective de la normalité, attestée par l'expérience qu'un sujet a de sa propre vie.
Guillaume LeBlanc
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Comte, A., Cours de philosophie positive, Hermann, Paris, 1998.
- 2 ↑ Comte, A., Système de politique positive, Paris, 1929, t. II, p. 441.
- 3 ↑ Goldstein, K., la Structure de l'organisme, Gallimard, Paris, 1951.
- 4 ↑ Canguilhem, G., le Normal et le Pathologique, PUF, Paris, 1966.
- 5 ↑ Ehrenberg, A., la Fatigue d'être soi, Odile Jacob, Paris, 1998.
- 6 ↑ Foucault, M., Surveiller et Punir, Gallimard, Paris, 1975.
- 7 ↑ Foucault, M., les Anormaux (1974-1975), Gallimard-Seuil, Paris, 1999, p. 46.
→ monstre, nature, normativité, norme, pathologie
