maladie

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».




Être malade, est-ce être anormal ?

En apparence, la maladie est le bouleversement d'une existence qui menace sa normalité. Un rhume, un cancer sont autant de désordres organiques plus ou moins importants dont la signification est directement dépendante du risque qu'ils font peser sur le cours normal de la vie. Un rhume est une altération passagère, sans gravité, au point que le cours même d'une existence peut continuer à être mené, alors qu'un cancer, en colonisant les différentes cellules de l'organisme, compromet la vie, la fait disparaître. Une maladie grave sera ainsi considérée comme profondément anormale en ce qu'elle détruit les normes mêmes d'un organisme, tandis qu'une maladie bénigne peut être considérée comme compatible avec une vie normale.

Cette vision commune de la maladie, qui a pour elle l'évidence du drame engendré par les pathologies lourdes, repose cependant sur une conception admise de la normalité que nous voudrions remettre en question. Cette conception est la suivante : la normalité d'une vie, c'est sa régularité ; ou encore une vie normale, c'est une vie qui peut se dérouler dans un ordre continu. Selon cette optique, le drame de la maladie apparaît forcément comme une menace pour la normalité d'une vie, en ce qu'il prive momentanément ou pour toujours cette vie de la possibilité même de la régularité. Ainsi comprise, la maladie est forcément cet anormal dont il faut se prémunir, ce négatif qui est la limite même de la normalité au-delà de laquelle une vie s'abîme, s'éteint et cesse d'avoir un sens.

La viabilité comme normalité

La maladie introduit une différence qualitative dans l'ordre d'une vie. Elle n'est pas seulement la perturbation locale ou globale d'un organe ou d'un organisme, mais une différenciation qui s'exprime dans la vie elle-même. Cette différenciation peut, d'ailleurs, être le fait d'une forme de vie singulière, comme c'est le cas pour un virus ou pour un microbe. La maladie ne se contente pas d'affecter une économie corporelle. Elle change le vivant qui la subit. La douleur qu'accompagne la maladie, les éléments de la vie ordinaire qui sont désormais rendus malaisés ou impossibles du fait de la maladie transforment radicalement un individu. Comme l'écrit G. Canguilhem à propos de Cl. Bernard : « Devenir diabétique, c'est changer de rein. »(1). La maladie ne trouve pas sa vérité dans la confirmation des lois du normal, ainsi que pouvaient le croire A. Comte et Cl. Bernard. Elle est un événement qui révèle une différence de qualité entre un état normal et un état pathologique. Est-ce à dire pour autant que l'état pathologique est un état anormal ? Nullement. La maladie met en crise une certaine forme de normalité, et en révèle une autre. La maladie met fin à la croyance d'une normalité identifiée à un ordre stable, à un ensemble de lois organiques. Une telle normalité est un mythe dans le domaine vital, puisque la légalité des phénomènes biologiques est une légalité trouée qui ne vaut que comme cadre général, mais, en aucun cas, pour les singularités que sont les vivants. À la différence des propriétés physiques, qui ne s'écartent pas de leur type naturel, les phénomènes vitaux restent des affirmations particulières. Les normes de vie sont toujours des processus singuliers d'individualisation qui ne peuvent se plier, sans perte décisive pour les vivants, aux caractérisations universelles et aux formes générales des lois de la nature. Ce qui caractérise la vie, tout autant que la régularité de ses lois, c'est l'irrégularité de ses exceptions. Tel est le sens profond de l'énoncé qui ouvre le livre de X. Bichat : « La vie est l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort. »(2). Les fonctions vitales sont menacées par l'entropie et s'affirment contre cette menace (néguentropie). Seulement, ces affirmations restent incertaines et singulières. Leur développement n'est pas assuré, pas plus que l'affirmation de leur réussite. Ainsi, la vie ne vaut pas tant par sa reproductibilité sans faille que par la précarité de cette reproductibilité. Ce qui caractérise la vie, c'est moins la perfection au sens de l'achèvement que l'imperfection des fonctions déployées. La vie est alors tentative d'ajustement à ses propres normes. La vérité de la vie, c'est alors la viabilité. « Rien de ce qui est vivant n'est achevé à proprement parler. »(3). Les vivants ne peuvent être « autres que viables, c'est-à-dire aptes à vivre mais sans garantie d'y réussir totalement »(4).

Qu'est-ce, alors, qu'une vie normale ? Ce n'est rien d'autre qu'une vie qui fait l'expérience, dans les maladies de la précarité, de sa normalité. L'on ne sort pas, en ce sens, de la normalité tant que l'on est dans la viabilité. Encore faut-il préciser que la viabilité, ce n'est pas la certitude de pouvoir rester en vie, mais, au contraire, la possibilité qu'à tout moment ce qui est en vie cesse de l'être. C'est pourquoi, dans le domaine de la tératologie, un monstre peut être dit « anormal », si sa structure biologique l'empêche de rester en vie. Auquel cas, c'est sa viabilité même qui est défaillante, et pas seulement sa vie.

La maladie, la santé et la normalité

La normalité n'est donc, pour un vivant singulier, ni une évidence dont la disponibilité est le signe le plus incontestable, ni une chimère constamment renvoyée à l'inexistence de ses critères. La normalité accompagne une vie, car elle n'existe que relativement à une vie. « C'est dire qu'en matière de normes biologiques, c'est toujours à l'individu qu'il faut se référer. »(5). La santé et la maladie sont des affaires individuelles. Selon K. Goldstein, dans le chapitre 8 de la Structure de l'organisme, la maladie ne peut être pensée qu'à partir de « l'être malade »(6). Pour lui, la maladie n'est pas un simple ébranlement de son état de santé ; c'est un ébranlement complet de son existence. L'absence de différence entre la vie saine et la vie malade n'est possible que si l'on se situe du côté d'une « norme supra-individuelle »(7). La vie malade est d'une autre nature que la vie saine. La maladie est un danger pour une existence, alors que la santé est du registre de l'évidence. Là où la santé, pour reprendre le mot de Leriche, se traduit par le « silence des organes », la maladie met fin à ce silence, engendre l'angoisse de la défaillance, de la disparition possible. D'où il résulte que, en matière de médecine, il ne peut pas y avoir de normalité en soi ou de fait pathologique absolu. Les normes de vie sont relatives à un vivant qui les apprécie. Tout dépend ainsi, pour une pathologie donnée, de la manière dont « le malade lui-même vit en premier lieu sa maladie »(8). Ainsi la normalité est-elle singulière et non universelle. « Chaque homme serait lui-même la mesure de sa propre normalité. »(9).

Pour autant, si la normalité n'a de sens qu'en référence à un sujet, elle n'est pas purement relative aux conditions de formulation que ce sujet peut poser, concernant l'appréciation de son existence. Car le normal et le pathologique prennent un sens absolu pour le sujet concerné par l'appréciation de son état. Cette signification se fonde sur la capacité de faire ou de ne pas faire, de faire à l'identique ou avec plus d'effort ce qu'il était possible de faire dans le passé. Le normal et le pathologique valent pour un sujet en fonction de la capacité normative du sujet. « Ce qui est normal, pour être normatif dans des conditions données, peut devenir pathologique dans une autre situation. De cette transformation, c'est l'individu qui est juge. »(10). La maladie n'est pas une anormalité, dans la mesure où, d'une part, une vie sans maladie pourrait à bon droit être considérée comme une vie anormale, et où, d'autre part, la maladie est une allure de la vie, une possibilité régulière dont l'absence est, au contraire, le signe d'une anormalité profonde. Seulement, cette normalité de la maladie n'est pas équivalente à la normalité de la santé. De la douleur et de la souffrance qui résultent d'une maladie, de la réduction des capacités organiques produites par la maladie, de l'empêchement social ou de la vexation qui peuvent en résulter dans la vie ordinaire, la maladie doit être pensée à la fois comme une expérience particulière de la vie, à laquelle rien ne peut être comparé, et en même temps comme une limitation du « pouvoir vivre » d'un sujet. Ces deux structures de la maladie sont, d'ailleurs, intimement liées. La maladie est proprement l'expérience de la perte ou de la limitation, vécue comme expérience de l'altérité à la santé en laquelle apparaît un certain usage du vivre.

Le sentiment de l'anormalité

La maladie révèle deux formes de normalité : une normalité entendue comme normativité accrue, comme usage maximal du pouvoir créateur de son propre organisme ; et une normalité entendue comme normativité réduite, comme usage problématique du pouvoir créateur de son organisme. Tandis que la santé est ce qui autorise une marge maximale de tolérance à l'égard des infidélités du milieu de vie, la maladie au contraire estompe cette marge, la diminue fortement à proportion de sa gravité. Alors que l'homme sain n'est rien d'autre que celui qui « peut instituer d'autres normes dans d'autres conditions »(11), l'homme malade ne parvient pas à se libérer de la norme organique imposée par la maladie. La santé est une possibilité de transgression de la norme organique donnée, alors que la maladie ajourne ou détruit cette possibilité. Des éléments aussi simples, à l'état de bonne santé, que le fait de changer de rythme de marche, de manger à une heure inhabituelle cessent d'être des évidences dans l'état de maladie. Ainsi la maladie ne fait-elle pas basculer le sujet dans l'anormalité, mais elle produit une nouvelle forme de la normalité donnée dans l'expérience d'un pouvoir normatif restreint.

Le concept d'anormalité n'a pas disparu pour autant. Il est requalifié en fonction de l'expérience de l'homme malade. L'anormalité n'est plus un état objectif d'un corps malade, mais le corrélat subjectif de l'homme malade. La distinction du normal et du pathologique, essentielle pour tout individu, est renforcée par le sentiment subjectif de l'anormalité du pathologique. Ce sentiment subjectif naît précisément de la capacité normative imposée par la maladie. L'anormalité comme réalité médicale est proprement une fiction ou une fantaisie du savoir médical. En revanche, le sentiment d'anormalité est ce qui, du point de vue subjectif, qualifie une personne qui entre en maladie. Si l'anomalie a une valeur physiologique, l'anormalité a une valeur avant tout affective. Le sentiment de l'anormalité est engendré par la comparaison que produit l'homme malade entre la référence positive à un optimum de capacités, qui qualifiait l'état de bonne santé désormais nié, et la référence négative à un ensemble moindre de capacités, qui qualifie l'état de maladie désormais présent. Le sentiment d'anormalité résulte donc de l'expérience du déficit produit par la maladie et de la valeur d'amoindrissement radical qui en résulte pour le malade.

Être malade, ce n'est donc pas être anormal, mais être normal d'une autre manière que la normalité qui qualifie l'état de santé. En revanche, être malade, c'est se sentir anormal, en ce que les capacités de vie d'un sujet peuvent être profondément modifiées par la maladie, et en ce que le regard porté par une société sur la personne malade amplifie fortement le sentiment de perte de soi engendré par la maladie. La vie malade est une vie autre que la vie saine. À la fois parce qu'elle ne lui ressemble pas, mais aussi parce qu'elle entre, d'une manière particulièrement violente, dans la série des dénis de reconnaissance par lesquels les membres d'une communauté cherchent à se protéger de l'angoisse de la maladie et, plus profondément, de l'angoisse de la mort.

Guillaume Le Blanc

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Canguilhem, G., le Normal et le Pathologique, PUF, Paris, 1966, p. 43.
  • 2 ↑ Bichat, X., Recherches physiologiques sur la vie et la mort, Flammarion, Paris, 1994, p. 57.
  • 3 ↑ Canguilhem, G., « Les maladies », in Écrits sur la médecine, Seuil, Paris, 2002, p. 47.
  • 4 ↑ Ibid., p. 47.
  • 5 ↑ Canguilhem, G., le Normal et le Pathologique, op. cit., p. 118.
  • 6 ↑ Goldstein, K., la Structure de l'organisme, Gallimard, Paris, 1951.
  • 7 ↑ Ibid., p. 344.
  • 8 ↑ Ibid., p. 345.
  • 9 ↑ Ibid., p. 347.
  • 10 ↑ Canguilhem, G., le Normal et le Pathologique, op. cit., p. 119.
  • 11 ↑ Ibid., p. 120.