modernité
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Vers le ve s., modernus s'est formé à partir de l'adverbe modo, « récemment », comme hodiernus, « d'aujourd'hui », s'est formé à partir de l'adverbe hodie, « aujourd'hui ». Pendant longtemps, l'horizon des modernes coïncide avec la conscience du présent, identifiée à la mémoire des vivants, soit à peu près un siècle. C'est seulement au début du xixe s., que le substantif « modernité » apparaît : il définit alors, dans le domaine des arts et des lettres, non plus un intervalle temporel et toujours relatif, mais un idéal esthétique hautement revendiqué.
Philosophie Générale, Esthétique
Caractère propre de ce qui passe pour moderne, s'affirmant moins par la rupture d'avec le passé que par l'orientation vers l'avenir : la modernité vit dans le présent le choc du futur, elle pressent ce qui sera tout autant qu'elle dénonce ce qui n'est plus. Aussi faut-il la distinguer de l'actualité, qui se borne au constat de l'aujourd'hui, sans souci de prophétie.
La querelle des Modernes contre les Anciens est vieille comme le monde. Elle se renouvelle en se recommençant avec le conflit des générations, ou recouvre l'opposition stylistique de deux écoles, ou de deux époques. C'est ainsi que le grand savant Curtius(1) faisait remarquer qu'Aristarque, à Alexandrie, opposait autrefois les « modernes » (neôteroi) à Homère ; que Philostrate au iiie s. distinguait entre la nouvelle sophistique et l'ancienne ; que, selon Quintilien, Cicéron appartient aux antiqui ; ou bien encore que la renaissance carolingienne au début du ixe s. baptisait son propre temps seculum modernum. Les modernes ne se posent qu'en s'opposant aux Anciens (à moins que ce ne soit l'inverse), et c'est à la renaissance humaniste du xiie s. que l'on doit la célèbre formule de B. de Chartres, rapportée par J. de Salisbury : « nos esse quasi nanos gigantium humeris insidentes, nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants. » La comparaison est, il est vrai, ambiguë, puisqu'on ne sait s'il faut comprendre que le regard des Modernes porte plus loin que celui des Anciens, ou bien au contraire que les nouveaux venus sont affligés de nanisme en regard de la grandeur de leur pères, et que les Modernes ne sont en conséquence que des anciens dégénérés.
Pourtant, la modernité ne se laisse pas vraiment dissoudre dans la longue durée. Il existe en effet une modernité de la modernité elle-même, puisque le mot, donc l'idée, n'apparaît qu'au début du xixe s. : c'est alors seulement que Baudelaire incite le peintre à se faire « le peintre de la vie moderne », que Rimbaud se résout à être « absolument moderne », qu'on se réclame de l'Art nouveau et du modern style, qu'on se veut plus que moderne : « ultramoderne ». Aussi faut-il distinguer entre le moderne, qui revendique le caractère propre de son temps, et le contemporain, qui se borne à constater la solidarité des vivants, dans le temps présent. Il y a toujours eu des contemporains, mais il n'y a guère plus de deux siècles que les contemporains veulent encore être reconnus pour des « modernes ».
C'est le propre de la modernité que d'interroger ce qui lui est contemporain pour y déceler le secret de son identité. Ayant fait, de façon souvent déclamatoire, table rase du passé, la modernité est un présent devenu attentif à lui-même, et qui s'inquiète de l'avenir qui s'accomplit en son sein. Par cette extrême sensibilité à l'ici-maintenant, la modernité renonce à l'éternité d'une beauté dont le canon fixait à jamais les proportions : elle poursuit l'instantané pris sur le vif, la sensation saisie par l'esquisse et le fragment, l'insignifiance d'une présence unique et magnifiquement précaire. Par un renversement que nous n'avons pas encore fini de penser, elle retrouve, quand elle sait se hisser au niveau de l'art, l'éternel dans le plus infime tremblement du temps et donne paradoxalement d'autant plus à penser qu'elle s'attache davantage à l'instant dérisoire, à l'insignifiance fugitive. L'art photographique n'est peut-être pas sans rapport avec cette neuve sensibilité à l'immanence du monde.
Baudelaire, qui n'aimait guère la photographie et lui reprochait de tuer l'imaginaire, prononçant l'éloge d'un dessinateur, C. Guys, dont la postérité n'a guère retenu le nom, sut pourtant formuler avec rigueur l'énigme vivante qui se niche au cœur de notre modernité : le peintre de la vie moderne « cherche ce quelque chose qu'on nous permettra d'appeler la modernité ; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l'idée en question. Il s'agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique dans l'historique, de tirer l'éternel du transitoire [...] La modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable. »(2).
Jacques Darriulat
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Curtius, E. R., La littérature européenne et le Moyen Âge latin, trad. J. Bréjoux, chap. XIV : « Le Classicisme », PUF, Paris, 1956, pp. 389-425.
- 2 ↑ Baudelaire, C., « Le peintre de la vie moderne », in Œuvres complètes, éd. Y. G. Le Dantec, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1961, pp. 1152-1192.
- Voir aussi : Benjamin, W., « L'Œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique », et « Sur quelques thèmes baudelairiens », in Œuvres III, trad. M. de Gandillac revue par R. Rochlitz, Gallimard, Folio, Paris, 2000, pp. 269-316 et pp. 329-390.
- Compagnon, A., les Cinq Paradoxes de la modernité, Seuil, Paris, 1990.
- Jauss, H. R., « La “modernité” dans la tradition littéraire et dans la conscience d'aujourd'hui », in Pour une esthétique de la réception, trad. C. Maillard, Gallimard, Paris, 1978, pp. 158-209.
- La Querelle des Anciens et des Modernes, xviie-xviiie siècles, précédé d'un essai de M. Fumaroli et suivi d'une postface de J.-R. Armogathe, éd. établie et annotée par A.-M. Lecoq, Gallimard, Folio, Paris, 2001.