moderne
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du bas latin modernus, « récent », « actuel », dérivé de l'adverbe modo, pris au sens de « maintenant », « récemment », « à l'heure actuelle ».
Philosophie Générale, Esthétique
Ce qui marque une rupture, en référence à une période variable suivant le moment de son émergence, son domaine d'application et le terme auquel on l'oppose. Avec Baudelaire, la notion tendra à caractériser une attitude plus qu'une période.
Dans l'histoire de la littérature et de la culture, un débat récurrent oppose « les modernes » et « les anciens », débat né de la même question : faut-il prendre l'Antiquité pour modèle(1) ? Le mot « modernus », attesté pour la première fois au ve s., est contemporain du passage de l'Antiquité romaine au monde chrétien. Au xiie s., en association avec l'apparition d'une « modernitas », les « moderni » désignent les auteurs chrétiens par opposition aux auteurs païens de l'Antiquité gréco-romaine. Cependant, les modernes médiévaux deviennent démodés quand la Renaissance restaure le rapport aux anciens, et, pour les historiens, « les temps modernes » débutent avec la chute de Constantinople, en 1453. À la fin du xviie s., l'opposition reprend forme dans la littérature avec la querelle des Anciens et des Modernes. Perrault lance en 1687, à l'Académie française, la contestation de l'idéal classique humaniste. Les modernes opposent aux anciens une idée de progrès fondée sur la science galiléenne et la philosophie cartésienne. La philosophie des Lumières, les valeurs liées à l'émancipation humaine, l'importance du regard critique et de l'histoire sont issues de cette conscience. La « liberté des modernes », opposée par B. Constant à celle des anciens, recouvre l'indépendance de l'individu privé et la souveraineté du système représentatif(2).
Mais, au xixe s., c'est surtout autour du romantisme, et par opposition à « l'antique » ou au « classique » plutôt qu'à l'ancien, que le moderne s'impose. Il désigne alors l'esprit même du romantisme, l'inquiétude d'une position de la subjectivité, prise, selon Hegel, entre des aspirations infinies et la limitation objective incarnée par l'État ou la sphère du droit. Avec Baudelaire, c'est en revanche contre le romantisme que le moderne, lié au choix esthétique de la mode et de la modernité, se définit. Ce choix, qui engage une attitude à l'égard du présent, une volonté de se saisir de ce qu'il y a d'héroïque dans la vie actuelle, s'inscrit selon Foucault dans l'héritage de la philosophie des Lumières(3). Le moderne est, pour Baudelaire, l'élément transitoire, contingent et fugitif qui caractérise le beau, au même titre que l'autre élément, éternel et immuable(4). Le « peintre de la vie moderne » est celui qui « arrache à la vie actuelle son côté épique » et nous fait comprendre « combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes vernies »(5). La modernité est liée à la fréquentation des grandes villes, à la foule, au développement de la photographie, de l'industrie et de ce qui apparaîtra ensuite comme des caractéristiques de la société de masse. Quelle que soit l'ambivalence dont il témoigne à leur égard, Baudelaire, comme le montre W. Benjamin, a compris ces transformations(6).
Le moderne ainsi défini ne se réduit pas à l'investissement du nouveau ou de l'actuel. Il marque l'avènement du singulier. Selon la formulation de O. Paz, « le moderne est autosuffisant : chaque fois qu'il apparaît, il fonde sa propre tradition » (7). Le terme tend donc à s'imposer, en particulier dans le domaine de l'art, pour caractériser les ruptures de la seconde moitié du xixe s., et jusqu'aux avant-gardes du xxe s. Cette période est encore nommée « moderniste », pour insister sur sa capacité réflexive et sur sa tendance à l'auto-définition(8). Comment nommer alors ce qui s'oppose au moderne, à sa volonté de fondation, et dénonce dans ce projet le renversement de la raison et de l'émancipation en domination(9) ? Si les historiens opposent le contemporain au moderne, certains philosophes ou théoriciens de l'art parleront de postmoderne. Là encore, la distinction ne se réduit pas à une différence chronologique. Lyotard relie le postmoderne à la désaffection à l'égard des grands récits modernes, qu'il s'agisse du récit chrétien, du récit de l'émancipation des Lumières, de celui de Hegel ou de Marx. Le postmoderne désignerait, au sein même de la modernité, un mode de présentation, mettant l'accent sur la puissance de la novation plutôt que sur la nostalgie plus proprement « moderne »(10).
Au-delà de toute périodisation, la notion de moderne peut s'imposer pour qualifier, dans l'art notamment, la volonté de s'attacher à l'éphémère et au passager, et de tenter de le capter, dans une héroïsation du présent, qui garde volontiers une dimension ironique ou humoristique.
Françoise Coblence
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Jauss, H. R., « La modernité dans la tradition littéraire et la conscience d'aujourd'hui », in Pour une esthétique de la réception, trad. C. Maillard, Gallimard, Paris, 1978, p. 175.
- 2 ↑ Constant, B., « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes » (1819), in Écrits politiques, Gallimard, Folio, Paris, 1997, pp. 593-595.
- 3 ↑ Foucault, M., « Qu'est-ce que les Lumières ? » (1984), in Dits et écrits (1954-1988), t. IV, Gallimard, Paris, 1994, pp. 568-569.
- 4 ↑ Baudelaire C., « Le peintre de la vie moderne » (1863), in Œuvres complètes, t. 2, p. 695, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1976.
- 5 ↑ Baudelaire, C., « Salon de 1845 », in Œuvres complètes, op. cit., t. 2, p. 407. Voir aussi les Salons de 1846 et de 1859.
- 6 ↑ Benjamin, W., Charles Baudelaire, un poète lyrique à l'apogée du capitalisme, trad. J. Lacoste, Payot, Paris, 1982.
- 7 ↑ Paz, O., Point de convergence, Gallimard, Paris, 1976, p. 14.
- 8 ↑ Krauss, R., « Un regard sur le modernisme » (1972), in l'Originalité de l'avant-garde et autres mythes modernistes, trad. J.-P. Criqui, Macula, Paris, 1993, p. 22.
- 9 ↑ Horkheimer, M., et Adorno, T. W., la Dialectique de la raison (1944), trad. E. Kaufholz, Gallimard, Tel, Paris, 1974, pp. 14 sq.
- 10 ↑ Lyotard, J.-F., Le postmoderne expliqué aux enfants, Galilée, Paris, 1988, p. 29.
- Voir aussi : Greenberg, C., Art et culture (1961), trad. A. Hindry, Macula, Paris, 1988.
- Les Cahiers du musée national d'Art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris, no 19-20, juin 1987.