avant-garde

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Désigne au xiie s. la tête d'une armée, qui reçoit la première le choc de l'ennemi. Le sens devient figuré dès la Renaissance, et qualifie tout esprit en avance sur son temps. C'est ainsi que, dans ses Recherches de la France (1561-1615), É. Pasquier juge M. Scève d'avant-garde par comparaison avec Du Bellay ou Ronsard. Ce second sens connaît une étonnante fortune, dans le domaine politique comme dans celui des arts, depuis 1848.

Esthétique

Depuis le xixe s., ensemble des artistes – le pluriel est de rigueur, l'avant-garde ne désigne pas un individu mais un groupe, uni par une volonté commune de rénovation, proclamée le plus souvent par voie de manifeste – qui se disent précurseurs, et prétendent annoncer, à un présent que son attachement au passé aveugle, un avenir inimaginable.

Transfuge passé du vocabulaire militaire à celui des beaux-arts, « l'avant-garde » établit un lien qui peut surprendre entre deux domaines qui ont pourtant coutume de s'ignorer. C'est au xixe s. que l'avant-garde – tête d'une armée qui s'aventure sur la ligne de front – prend un sens éthique et politique. S'honore d'abord de ce titre le militant engagé aux extrêmes, d'un bord comme de l'autre, le contestataire de l'ordre établi. Dès le second Empire, l'artiste s'enrôle à son tour dans cette phalange. L'art d'avant-garde est d'abord un art qui se met au service du progrès social et des idéaux révolutionnaires, avant de se proclamer lui-même promoteur de toute révolution, prophète et éclaireur des temps nouveaux, mage et phare qui montre la voie au désarroi du présent. Religion du futur et militantisme de l'innovation, l'avant-garde confie à l'art la mission de changer la vie, et anticipe dans ses œuvres l'âge d'or que promet l'avenir à ceux qui oseront faire table rase du passé.

Extrémiste de la rupture, l'avant-garde invente pour l'artiste une identité nouvelle : lui qui fut longtemps, du temps du mécénat des Guermantes, l'héritier et l'interprète d'une tradition qu'il fécondait en la renouvelant, doit désormais, sous le règne des Verdurin, rompre tout lien avec le passé et inaugurer une ère nouvelle, absolument. En 1886, le critique F. Fénéon(1), qui affichait ses opinions anarchistes, lançait le mouvement « néo-impressionniste », ainsi baptisé par lui-même, « à l'avant-garde de l'impressionnisme ». Un an auparavant, l'amateur d'art et collectionneur T. Duret, ardent républicain, qui fut ami de Courbet comme de Manet, rassemblait les textes qu'il avait rédigés pour la défense des impressionnistes sous le titre de Critique d'avant-garde(2).

On le voit : l'avant-garde est l'affaire des théoriciens plus que des artistes eux-mêmes, des écrivains plutôt que des peintres. Aussi s'affirme-t-elle par le discours sur l'art tout autant, sinon davantage, que par l'art lui-même ; elle répond au discours par le discours, et publie coup sur coup proclamations et professions de foi, manifestes et contre-manifestes, chaque fois définitifs mais toujours recommencés. Elle n'a jamais été plus radicale que pendant les bouleversements politiques qui ouvrent le xxe s. : le constructivisme russe pendant la révolution soviétique ; le futurisme italien se laissant attirer, après la guerre, par le fascisme (avanguardista désigne dans l'Italie mussolinienne le jeune membre d'une organisation paramilitaire au service du Duce)... Provocatrice, l'avant-garde force l'avenir encore latent et le contraint à se déclarer.

Pourtant, le choc du futur est aussi mouvement rétrograde du vrai, et l'invention de l'avenir est réinterprétation du passé : l'impressionnisme met en lumière certains aspects jusqu'alors méconnus de l'art d'un Vélasquez ; le cubisme fait redécouvrir des maniéristes oubliés, tel L. Cambiaso, et voir avec d'autres yeux le luminisme d'un G. de La Tour ; le critique américain Greenberg, défenseur de l'action painting de Pollock, attire l'attention sur les dernières œuvres de Monet, les études pour les Nymphéas, plus encore que les Nymphéas eux-mêmes. Cette recherche en paternité peut porter le soupçon sur les intentions proclamées de l'avant-garde : iconoclaste, elle réinvente le musée pour la défense de sa propre cause ; anarchiste, elle enrôle les autorités au service de sa propre légitimation.

Dès 1860, ce conformisme de l'anticonformisme avait attiré les critiques acerbes de Baudelaire : « À ajouter aux métaphores militaires : les poètes de combat. Les littérateurs d'avant-garde. Ces habitudes de métaphores militaires dénotent des esprits, non pas militants, mais faits pour la discipline, c'est-à-dire pour la conformité, des esprits nés domestiques, des esprits belges, qui ne peuvent penser qu'en société. » Modernité de la modernité, lancée dans une perpétuelle surenchère sur un avenir qui se fait attendre, s'engageant solennellement devant le tribunal de l'histoire mais pourtant de plus en plus éphémère, l'avant-garde finira par lasser. Autour des années 1980, le « postmodernisme » choisit de rompre avec la théologie de la rupture et préfère, à la radicalité de la table rase, les plaisirs ironiques de l'éclectisme et de la citation. L'avant-garde, qui se voulait en avance sur son temps, serait-elle à son tour dépassée ?

Jacques Darriulat

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Fénéon, F., Au-delà de l'impressionnisme, Hermann, Paris, 1966.
  • 2 ↑ Duret, T., Critique d'avant-garde, ENSB-A, Paris, 1998.
  • Voir aussi : Bürger, P., Theorie der Avant-Garde, Suhrkamp, 1974.
  • Compagnon, A., Les cinq paradoxes de la modernité, Seuil, Paris, 1990.
  • Krauss, R., L'originalité de l'avant-garde et autres mythes modernistes, trad. Macula, Paris, 1993.
  • Morizot, J., « L'Avant-garde, entre histoire et généalogie », in Les Frontières esthétiques de l'art, Harmattan, Paris, 1999, pp. 113-124.

→ contemporain (art), fin de l'art, moderne, modernité, postmodernisme

→  « L'art contemporain est-il une sociologie ? »