Une présidentielle hors norme

Le choc. Le traumatisme. Le séisme. Il est 20 heures, ce 21 avril, radios et télés annoncent les résultats du premier tour de la présidentielle : Jean-Marie Le Pen est en seconde position. Le président du Front national se retrouve face à Jacques Chirac au second tour.

Lionel Jospin, arrivé troisième, est éliminé. Distancé de 194 558 voix seulement (sur 28 502 455 suffrages exprimés) par le leader de l'extrême droite. Sept ans plus tôt, en 1995, alors que la gauche malmenée par les affaires était au plus bas, Jospin avait réussi l'exploit de se hisser en tête du scrutin, devant Jacques Chirac et Édouard Balladur !

Dans le pays, c'est la consternation. Les Français ont la gueule de bois. Pour la première fois, un candidat d'extrême droite dispute en finale la magistrature suprême à un candidat de la droite républicaine. Pour la première fois depuis 1969 et le duel entre Pompidou et Poher, la gauche est exclue de la compétition. Son candidat, Lionel Jospin, Premier ministre sortant, est « remercié » par les électeurs. La « malédiction » de Matignon qui veut qu'aucun chef de gouvernement sortant (de Chirac en 1988 à Balladur en 1995) n'accède à l'Élysée, se vérifie à nouveau. Mais, en avril 2002, de façon peu glorieuse.

Les adieux de Jospin

Victime de la multiplication des candidats au sein de la majorité plurielle qu'il avait pourtant créée en 1997, de l'effondrement du Parti communiste et de la poussée de l'extrême gauche, de la trahison – du moins le juge-t-il ainsi – de son « ami » Jean-Pierre Chevènement, et enfin d'une campagne peu enthousiasmante, voire décevante et ponctuée de couacs, Lionel Jospin annonce le soir même son retrait de la vie politique. « J'assume, dit-il la voix blanche, pleinement cet échec et j'en tire les conclusions en me retirant de la vie politique après l'élection présidentielle. » Rien encore sur un appel à voter Chirac pour le second tour. Ses proches, tout aussi K.-O. debout que lui, le feront pourtant, eux. Au Paquebot, nom donné au siège du FN à Saint-Cloud, les lepénistes jubilent et veulent croire à l'impensable. À l'Élysée et au Tapis rouge, les locaux de campagne du candidat-président, l'inquiétude se mêle à la joie face à cette donne politique inédite. Certes, Chirac sera élu le 5 mai (ce n'était pas acquis d'avance dans un duel face à Jospin). Mais quel score pour Le Pen ? Déjà les rues de Paris, de Lille, de Strasbourg et de la plupart des grandes villes de France sont envahies par des milliers de jeunes hurlant leur refus de l'extrémisme, de l'exclusion et de la haine.

Le sursaut républicain

Jacques Chirac, qui n'avait pas imaginé une seule seconde se retrouver face à Jean-Marie Le Pen, endosse du coup pendant l'entre-deux-tours les habits du père de la nation. Après son septennat manqué, il sait que, à soixante-neuf ans, cette élection hors norme lui donne l'occasion de se rattraper, de se forger un destin. Légitimement et naturellement, il se fait donc le champion des valeurs républicaines et démocratiques face à ce qu'il appelle la « force brute ». Il fustige l'« intolérance » et la « haine », refuse de débattre à la télévision avec son adversaire, prône la « France unie » et assure qu'il a entendu et compris le message adressé par les Français, le 21 avril. À l'exception de l'extrême gauche et, un temps, du silence assourdissant de Lionel Jospin (« La France n'est pas pré-fasciste », se justifie-t-il), syndicats, partis de gauche, associations rallient le « républicain Chirac ». Entre le 21 avril et le 5 mai, date du second tour, pas un jour sans manifestations de rue contre Jean-Marie Le Pen. L'apogée est atteint le 1er mai. Plus de 1 300 000 personnes manifestent dans la dignité à travers la France à l'occasion de la fête du Travail pour crier leur désarroi, leur honte et leur colère. À Paris, ils sont plus de 400 000 au coude-à-coude entre République et Nation. Combien d'entre eux, qui ce jour-là brandissent le drapeau tricolore, chantent la Marseillaise et redécouvrent la devise nationale « Liberté, Égalité, Fraternité », ont déposé un bulletin dans l'urne, le 21 avril ? Qu'importe ! La campagne de l'entre-deux-tours se transforme en un référendum pour la République et ses valeurs.

Chirac plébiscité

5 mai 2002. 20 heures. Les Français poussent un ouf de soulagement. Comme pour se rattraper de leur attitude du 21 avril, ils se sont déplacés en masse pour voter. Le taux d'abstention chute de 8 points, à 20,29 %. Et ils plébiscitent la démocratie : Jacques Chirac obtient 81,96 % des suffrages exprimés, et Jean-Marie Le Pen, seulement 18,04 %. Certes, le candidat du FN est à un étiage élevé, il gagne même 500 000 voix par rapport au premier tour. Mais l'essentiel est préservé : les Français, dans un sursaut républicain, ont fait barrage à l'extrémisme. C'est une claque sévère pour un Le Pen qui s'était mis à rêver. De son QG du Tapis rouge à Paris, Chirac confesse son « émotion », parle d'« un moment exceptionnel » mais refuse tout triomphalisme. Élu avec les voix de droite et de gauche (près de 12 millions), il salue la France qui « comme toujours, dans les moments difficiles, sait se retrouver sur l'essentiel ». Il évoque un « choix fondateur, un choix qui oblige ». Dans la foulée, le président se rend place de la République à Paris où l'attend une foule hétéroclite composée de militants de droite et de gauche. « J'ai compris votre appel pour que la République vive », leur lance-t-il.