L'influence du cinéma se fait sentir sur les images de ce Paris en mouvement : « Chaque angle nouveau multiplie le monde par lui-même » (Germaine Krull). L'image devient la capture furtive d'un point de vue inédit sur le monde. Plusieurs de ces photographes ont des expériences de plateau de cinéma, ce qui facilite les trouvailles de ce nouveau regard et imprime un certain goût pour la structure narrative de l'image. Cela se ressent ainsi dans l'album Paris de nuit de Brassaï (1932) et plus encore dans le Paris vu par André Kertesz. Chaque fois, c'est une vision plutôt romantique, voire sentimentale de Paris qui émerge de ces images glanées dans des flâneries. Les photographes du Paris de la Belle Époque sont des amoureux de la Ville lumière. Certains sont cependant plus mélancoliques. Leur vision de Paris est plus spectrale, plus secrète. C'est le cas de Kertesz, chez qui semble peser une certaine expérience de la solitude du déraciné. Des vues des jardins parisiens sans vie ou des squares déserts émane un sentiment d'abandon ou d'indifférence.

Paris inventé par les peintres

Curieusement, cette partie de l'exposition consacrée à la photographie, malgré sa grande rigueur dans le choix des œuvres, réserve assez peu de surprises, que l'on découvre plutôt au hasard des niches réservées aux dessins, où la liberté semble beaucoup plus débridée. On pense à la série des crayons pornographiques de Pascin. Paris devient un grand bordel, une foire aux plaisirs, avec ses élégantes mais aussi ses putains. Les peintres peignent le Paris noctambule des cabarets et des cirques, les lieux de rencontre des artistes : Paris devient un portrait de famille, avec les amis, les marchands. C'est la cinquième section de l'exposition qui présente l'aspect le plus classique et convenu de cette « école de Paris », ses portraitistes du Paris de la bohème artistique de Montmartre ou de Montparnasse. De très beaux Modigliani sont réunis, quelques Van Dongen un peu trop vus, des Foujita classiques... Avec, là encore, mais les surprises sont cette fois moins heureuses, quelques peintres un peu plus oubliés : le Russe Adolphe Feder, le Tchèque Georges Kars ou le Belge Franz Masereel. Les cimaises prennent alors quelque peu l'allure de salons cossus. Difficile d'y échapper tant certains de ces peintres (les plus connus) nourrissent le marché des collectionneurs à la recherche d'une modernité en demi-teinte. C'est peut-être de ce côté (celui du réseau entre la bohème artistique et le réseau marchand) qu'il faut voir dans cette exposition un intérêt historique. L'exposition elle-même le montre en filigrane en réunissant de nombreux portraits de marchands, critiques et collectionneurs. C'est le cas du Portrait de Kahnweiler de Van Dongen (1907), du Portrait de Zborowski par Modigliani (1918) ou du André Salmon à Montmartre de Pascin (1921).

Les exemples foisonnent dans un milieu très endogamique où se mêlent étroitement écriture et peinture, où s'échangent les portraits, ceux de la page blanche et ceux de la toile. Les vitrines de l'exposition tentent de rendre compte de la fertilité de ces partages. Des livres et des portraits au crayon, des photos de groupe où se lit la complicité entre les membres de cette avant-garde indépendante. Ce sont les poètes qui se font critiques, des poètes eux-mêmes apatrides, étrangers. Wilhelm de Kostrowitsky, alias Guillaume Apollinaire, est né d'une mère italienne et d'un père polonais. François-Louis Sauser, alias Blaise Cendrars, est d'origine suisse. Il a vécu deux ans à Naples avant de faire ses études en Allemagne et en Russie. Il est polyglotte et son recueil Du monde entier, publié en 1919, raconte l'histoire de sa propre errance cosmopolite. C'est à la même époque qu'il livre un texte poétique sur Chagall où se retrouve cet échange entre créateurs. Max Jacob et Picasso, Cendrars et Chagall, Apollinaire et Survage, Pierre Reverdy et Juan Gris... autant de binômes qui marquent la vie artistique du Paris de l'époque, faite de ce réseau enchevêtré qui trouve toujours pour lieu commun les ateliers et les cafés. C'est au catalogue bien sûr que l'on doit plus encore une démonstration historique sur ces liens, avec un soin tout particulier à inscrire cette vision du Paris cosmopolite dans une histoire culturelle, sociale et démographique propre à cette France de l'entre-deux guerres.

Paris, capitale des arts avancés

C'était l'époque où les marchands étrangers venaient s'installer à Paris, au cœur de la création. C'était le temps où les collectionneurs américains faisaient le voyage transatlantique pour faire leurs emplettes dans les galeries parisiennes. Le grand argentier américain Albert Barnes venait acheter les Soutine par dizaines, et contribuait à faire de Paris une plaque tournante du marché de l'art contemporain (une situation qui motivait, on s'en doute, de nombreux artistes en quête de légitimité internationale, et de ventes...). Le milieu des années 1920 est florissant en termes de marché. Les cotes des artistes de l'« école de Paris » grimpent, à mesure précisément que le label se diffuse : il y a là un lien de cause à effet instructif qui fera florès tout au long du siècle. Yona Fischer et Malcolm Gee évoquent cette situation dans le catalogue. Gee montre comment le marché parisien s'est structuré sur des principes de promotion bien rodés depuis Durand-Ruel. L'un des éléments névralgiques de cette diffusion est le rôle de passeur du marchand Paul Guillaume, qui conseille notamment Albert Barnes dans ses achats massifs (Lipchitz, Modigliani et Soutine). Les prix flambent. Entre 1924 et 1929 (date de la grande crise), la cote de Soutine est multipliée par huit, celle de Modigliani par vingt. Portées par cette croissance du marché, les galeries se multiplient, avec à leur tête souvent des étrangers (Basler, Zborowski, Zak). C'est là qu'intervient un second attrait de l'angle adopté par l'exposition, celui du cosmopolitisme. Devant l'ampleur historique du sujet, les commissaires, on l'a vu, ont choisi d'adopter une interprétation restrictive du sujet : le parti pris de ne retenir que la contribution des artistes d'origine étrangère à cette scène parisienne de l'entre-deux-guerres. Le sous-titre « La part de l'Autre » engage dans la voie de cette lecture qui pousse très rapidement l'analyse vers des interprétations idéologiques.