Bach, musicien de tous les temps

Pour l'homme de culture, Jean-Sébastien Bach est l'une des figures centrales de l'art occidental. Le compositeur saxon ne fut pourtant pas un novateur – pourquoi l'art en général, la musique en particulier, devrait-il impérativement innover ? –, mais plutôt un homme de synthèse. En son temps, il passait même pour un musicien archaïque, en décalage avec son époque. Aujourd'hui, le temps ayant fait son travail, le vieux cantor de Leipzig est devenu le plus universel des compositeurs. Tout musicien, tout mélomane, curieux, converti ou émérite, qui se revendique de lui et reconnaît souvent en lui le père de la musique – lui qui se réclamait du Créateur – confesse que la musique entière de Bach chante comme aucune autre.

En cette année 2000, qui marque le deux cent cinquantième anniversaire de la mort de Bach, les louanges des hommes glorifient le musicien, car, s'il est loisible de douter de Dieu, on ne peut qu'avoir foi en Bach : « Douter de Dieu, croire en Bach », s'écriait en 1985 le compositeur argentin Mauricio Kagel. « Jean-Sébastien Bach, s'enthousiasme à deux siècles et demi de distance son confrère Pierre Boulez, est l'épitomé de la musique baroque. Chez Bach se trouvent des choses extrêmement rigides qui se fondent sur des éléments très stricts. L'on y discerne des canons fort rigoureux, même la fugue est une forme stricte, mais il y a aussi dans sa création beaucoup de liberté. Et ce qui m'a frappé en étudiant sa musique dans les années 1945-1950, c'est l'alternance de contrainte et de liberté, non seulement dans la diversité de ses pièces, certaines étant contraintes d'autres libres, mais aussi au sein de chacune d'elles. Bach n'a pas écrit l'Art de la fugue toute sa vie. Il a aussi composé par exemple la Grande Passacaille en ut mineur ou la Triple Fugue d'après les Chorals de Leipzig, où il mêle contrainte et liberté. »

Qu'écrire aujourd'hui sur Jean-Sébastien Bach qui ne l'ait déjà été ?... Bien que devenu l'apanage des musiciens baroques, le cantor de Leipzig ne cesse depuis plus de deux siècles et demi de faire l'unanimité des musiciens, toutes écoles et tous styles confondus. N'ayant jamais quitté la table de travail de Mozart et de Beethoven, ravivé par Mendelssohn, loué par Brahms, musicien de chevet de Wagner et de Verdi vieillissants, réédité par Busoni, constamment cité dans la création de la « Trinité viennoise » constituée par Schoenberg et ses deux élèves les plus célèbres, Berg et Webern, Bach est considéré comme le père de la musique moderne par les générations de la première moitié du xxe siècle, avant d'être supplanté par Beethoven au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, pour revenir plus irrésistible que jamais ces trois dernières décennies. « J'ai remarqué, écrivait Arnold Schoenberg en mai 1948, que, chez tous les compositeurs après Bach, il apparaît occasionnellement une nostalgie du style contrapuntique, qui les pousse à écrire des fugues et des choses de ce genre. Chez moi aussi, il renaît souvent le désir ardent de la tonalité, et je dois alors céder à cette pulsion. »

Mort le 28 juillet 1750 à Leipzig, Jean-Sébastien Bach est depuis longtemps devenu la référence universelle de la musique occidentale, dont il est à la fois l'alpha et l'oméga, chacun pouvant trouver dans son œuvre une source inépuisable d'inspiration. Car si Mozart bouleverse, si Beethoven fortifie, Bach instruit, ce qui le rend aussi populaire que ses deux cadets. D'où l'écho de cette année 2000 que musiciens et mélomanes du monde lui ont symboliquement dédiée. Bien qu'il ne bougeât guère de sa Saxe natale, son nom était connu de son vivant à travers l'Europe entière, comme le rappelait son fils Carl Philipp Emanuel : « La grandeur de mon père dans la composition, l'orgue et le jeu du clavier était trop célèbre pour qu'un musicien de renom laissât échapper l'occasion de faire la connaissance de ce grand homme, lorsque c'était possible. »

Copies et transcriptions

Au xviiie siècle, alors que le concept de droits d'auteur était encore dans les limbes, la coutume voulait que les musiciens copient les œuvres qui leur importaient. C'est ainsi que quantité de pièces ont pu être opportunément sauvegardées, y compris celles de Bach lui-même qui sut aussi, par ce procédé, faire acte patrimonial en recopiant des pièces entières de ses semblables. Mais cet heureux concours de circonstances était surtout pour les compositeurs une façon d'apprendre leur métier et de se perfectionner. C'était aussi une manière de diffuser les créations de leurs confrères auprès de leurs contemporains. Ainsi, comme nombre de compositeurs, Jean-Sébastien Bach pratiqua copie et transcription, notamment d'œuvres venues d'Italie – l'Italie mère patrie du concerto et du violon. Certaines de ses propres œuvres apparaissent ainsi comme des parodies de partitions d'autres compositeurs, de nombreux concertos de Bach ayant en outre subsisté sous une forme ne correspondant pas à l'instrument d'origine. Quant au compositeur, s'il fut très rapidement oublié par le public, la musique étant à l'époque un produit immédiatement consommable, il ne le fut pas par les musiciens eux-mêmes, qui ont toujours su reconnaître combien ils lui étaient redevables. Que ce soit Mozart ou Beethoven, qui avaient sur leur table de chevet fugues et cantates de Bach, cela bien avant que leur confrère Mendelssohn ne « ressuscite » la Passion selon saint Matthieu. « La méthode particulière de Bach de traiter l'harmonie et la modulation, écrivait en 1802 Johann Nikolaus Forkel, premier biographe du cantor de Leipzig, dut influer d'une façon puissante sur sa mélodie. Quand il unit en même temps plusieurs chants qui doivent tous être coulants et expressifs, aucun d'eux ne domine au point d'absorber entièrement l'attention de l'auditeur. L'intérêt qu'ils excitent se partage entre eux de façon que tantôt l'un, tantôt l'autre brille alternativement, bien que leur éclat semble alors diminué par les autres chants qui, se déroulant en même temps qu'eux, absorbent dans une certaine limite l'esprit de l'auditeur. [...] Les particularités de l'harmonie et de la mélodie de Bach étaient rehaussées par l'inépuisable variété de ses rythmes. Il essaya et fit usage de toute espèce de tons et de mesures pour divers fier autant que possible la couleur de ses morceaux. Il acquit une telle facilité qu'il en arriva à donner même à ses fugues, malgré l'entrelacement de leurs parties séparées, un rythme aussi aisé que frappant, aussi caractéristique que continu, et cela depuis le commencement jusqu'à la fin, comme si ces fugues n'avaient été que de simples menuets. »

Comment nous sont parvenues les œuvres de Bach

Conservées jusqu'à l'effondrement du mur de Berlin dans les deux bibliothèques de la ville, la Staatsbibliothek Preussischer Kulturbesitz de Berlin-Dahlem et la Deutsche Staatsbibliothek de Berlin-Est, aujourd'hui heureusement réunies, les archives Jean-Sébastien Bach renferment tous les manuscrits préservés par les fils du cantor, ou ayant échappé à la dispersion réalisée par ces mêmes fils. Parmi ces documents figure la quasi-totalité de l'œuvre laissée par Bach. Un nombre étonnamment ridicule d'œuvres imprimées du vivant de Bach, une cantate, des partitas et autres pièces du Livre pour clavier, des lieder, quelques chorals pour orgue, l'Offrande musicale et l'Art de la fugue, le tout réuni en dix volumes. Parmi les quelque onze cents œuvres manuscrites, plusieurs nous sont parvenues dans diverses versions, l'œuvre d'art n'étant jamais pour Bach quelque chose de définitivement cristallisé. Il lui apparaissait toujours possible de l'utiliser à d'autres fins que celles initialement prévues, de faire d'un concerto pour violon un concerto pour clavecin, d'un mouvement de cantate un choral pour orgue, de changer le texte d'une cantate, de parodier ses musiques de circonstance profanes pour ajouter au répertoire d'église et d'ajouter des pages qu'il jugeait particulièrement réussies à un contexte plus important.

Le référencement du catalogue

Le référencement du catalogue réuni sous la cote BWV (Bach-Werke-Verzeichnis), établi en 1950 par la Bach Gesellschaft, fondée un siècle plus tôt, à Leipzig, n'obéit pas à un ordre chronologique mais thématique. Il est dû au musicologue Wolfgang Schmieder. Bach liait avant tout sa création aux obligations de sa charge et aux commandes. Il écrit ses œuvres pour orgue alors qu'il est organiste, ses pièces purement instrumentales lorsqu'il est maître de chapelle à la cour de Köthen, cantates et Passions alors qu'il est cantor à Saint-Thomas de Leipzig. Pourtant, peu à peu, se sont multipliées les œuvres nées de la seule initiative de Bach, plus particulièrement des œuvres « pédagogiques » à partir du Clavier bien tempéré. « Le grand Jean-Sébastien Bach, se souvenait l'un de ses élèves, avait autrefois l'habitude de dire : “Il doit être possible de tout faire”, et il ne voulait jamais entendre parler d'une impossibilité quelconque. C'est ainsi qu'il m'a de tout temps incité à jouer selon mes modestes forces, au prix de beaucoup de peine et de patience, des œuvres par ailleurs très difficiles. »

La « Folle Journée »

Bach aura été célébré en cette année 2000 dans le monde entier, Passions, oratorios, messes, cantates, concertos, sonates, suites, pièces pour orgue ou pour clavecin ayant été joués par les plus grands artistes, mais aussi par les musiciens amateurs qui font partout de sa création leur cheval de bataille. En France, à Nantes, comme au Portugal, à Lisbonne, c'est la « Folle Journée » qui aura marqué, dès fin janvier, le premier point d'orgue des festivités de l'« Année Bach », attirant plus de 100 000 personnes pour quarante-huit heures d'orgies « bachiques » non-stop.