Musicologues, critiques, philosophes, théologiens venus du monde entier se sont retrouvés pour évoquer ensemble le « musicien de l'ineffable », à Leipzig comme à Berlin ou encore à Stuttgart, les trois grands centres d'activités et de recherche sur Bach. Depuis l'époque même du cantor, sur l'œuvre de qui l'on ne sait que fort peu de choses si ce n'est l'instrumentarium et les effectifs des chapelles où il exerça – mais pour nombre de partitions, on ne connaît pas même les instruments destinataires ni même les formations vocales pour lesquelles elles étaient écrites –, jusqu'au « retour » au jeu baroque qui aura marqué cette fin de siècle, l'approche de l'œuvre de Bach apparaît en constante évolution. Du strict point de vue vocal, on s'interroge, par exemple, sur le fait de faire appel aux seules voix d'hommes ou aux voix mixtes, aux maîtrises d'enfants ou aux seuls chœurs de garçons ? Philippe Herreweghe, avec Gustav Leonhardt et Nikolaus Harnoncourt, est de ceux qui ont bouleversé notre perception de l'œuvre chorale de Bach en inaugurant, en 1969, le Collegium Vocale de Gand qui enthousiasma tant les confrères du chef de chœur belge. Ton Koopman et Sigiswald Kuijken auront été de ces réformateurs de l'interprétation des œuvres de Bach, rejetant dans le purgatoire de l'oubli toutes les approches classiques et romantiques de la musique du compositeur, non seulement pour la part vocale, mais aussi pour celle instrumentale de sa création. Aujourd'hui, il se trouve des chefs qui vont jusqu'à confier à quatre voix solistes et à un instrument par pupitre l'exécution des Passions...

Comment ne pas trahir Bach ?

Depuis un demi-siècle, en effet, se pose la question de savoir sur quel instrument jouer Bach pour ne pas le trahir. « Les instruments de Jacobus Stainer ou de son école, constatait Harnoncourt en 1984, correspondent tout particulièrement à l'idéal sonore des compositeurs allemands de l'époque baroque (la chapelle de Köthen, pour laquelle Bach écrivit ses concertos pour violon, possédait de très coûteux instruments du Tyrol, peut-être même de Stainer). [...] Il n'existe pas de tradition continue pour le jeu, si bien que nous ne savons absolument pas comment on jouait en fait de ces instruments autrefois. » Ce qu'affirme ici l'apôtre du retour à l'authenticité baroque en général et à celle de Bach en particulier pose aujourd'hui encore question, alors même que l'on pensait qu'elle était depuis longtemps résolue. « Je crois que pour interpréter la musique baroque, disait Pierre Boulez la même année, il y a assurément des choses indispensables, par exemple le poids des instruments, si l'on joue par exemple un continuo de musique baroque sur un piano, c'est beaucoup trop lourd par rapport à un clavecin, aussi est-il parfois indispensable de recourir aux moyens de l'époque. Mais si l'on veut à tout prix reconstituer ces derniers, je pense que l'on se fourvoie autant que si l'on ne respecte aucune de ces conditions. »

Instrumentarium, effectifs vocaux, style d'exécution, éditions, tous ces points sur lesquels se disputent les exégètes contemporains, Bach et sa musique n'en ont cure. Seul reste aujourd'hui le musicien absolu, qui demeure toujours égal à lui-même, ce musicien lumineux, transcendant dont la création interroge tout en offrant la sérénité, interpelle et pondère, incite à la réflexion et affermit l'esprit. Au point que Goethe lui-même se laissera porter à la déification du cantor de Leipzig, écrivant que celui-ci était « semblable à l'harmonie éternelle conversant avec elle-même, comme cela se serait produit au sein de Dieu avant la Création ». Sans aller jusque-là, il est pleinement justifié de se demander ce que serait aujourd'hui la musique si Bach n'eût existé.

Bruno Serrou
Critique musical