Le dispositif circulaire des Nymphéas est motivé par une recherche d'effets visuels similaires. Point de mécanique ni de plate-forme mobile ou de projections lumineuses, mais, cette fois, c'est le sujet lui-même, celui très volatil des reflets solaires sur la surface aquatique du bassin d'eau, qui constitue l'élément mobile du spectacle entourant littéralement le spectateur. Monet aspire à une représentation monumentale susceptible d'incorporer à l'expérience visuelle celle de la durée de l'observation et, au-delà, celle, plus complexe et plus complète, de ce que Bergson appelle à cette époque les « données immédiates de la conscience ». Il faut pour cela occuper entièrement le champ visuel du spectateur de telle manière qu'il oublie tout réflexe de comparaison entre le monde réel et celui de la représentation. La toile doit devenir un monde en soi, sans limites spatiales : « Enveloppant toutes les parois de son unité, il aurait procuré l'illusion d'un tout sans fin, d'une onde sans horizon et sans rivage. » Le spectateur, immergé dans les masses aquatiques, baigne littéralement dans les ondes d'une peinture qui rayonne. En entamant la série des Nymphéas en 1897, Monet prend rapidement conscience de la nécessité de produire, à terme, un ensemble plus global, qui pourrait prendre la forme d'une « pièce circulaire dont la cimaise, en dessous de la plinthe d'appui, serait entièrement occupée par un horizon d'eau taché de ces végétations ». Les œuvres seront ainsi conçues comme un travail en cours, un « work in progress ».

La palette du jardin

La première étape de ce travail est celle de la réalisation du jardin de Giverny. C'est en 1890 que Monet, qui vit confortablement de ses contrats avec le marchand d'art Durand-Ruel, achète la propriété de Giverny qu'il occupait déjà depuis sept ans. Il y plante très tôt une végétation abondante, une multitude d'espèces de fleurs de toutes les couleurs qui forment une palette à l'échelle de son milieu ambiant. Trois ans plus tard, il achète un terrain contigu à sa propriété pour y faire creuser un grand bassin, en détournant le Ru, un minuscule affluent de l'Epte. Dans sa demande d'autorisation au préfet, Monet explique qu'il aménage cette retenue d'eau pour y installer « des motifs de peindre ». Pendant trente ans, de 1896 à sa mort en 1926, il y peindra, sans relâche, ces nénuphars qu'il préfère appeler « nymphéas ». Certaines toiles adoptent un cadrage étendu. On y retrouve le petit pont japonais que Monet avait fait construire sur la berge du bassin, signe de l'influence croissante du japonisme sur les peintres de l'époque. À l'instar des estampes de Hokusai qu'il collectionnait, les Nymphéas sont des « images du monde flottant », les ukiyo-é nippons. La rive y est visible mais très allusivement. Sa présence n'est rappelée que par un bouquet de hautes herbes au premier plan, en d'autres occasions par des rameaux de saules ou des iris.

À partir de 1903, Monet supprime toute ligne d'horizon et fait basculer le regard vers la surface aquatique du bassin, mêlée de fleurs et de feuilles, de nuages et d'ombres fluides. La composition, dans un premier temps plutôt hiérarchisée, fait progressivement place à une surface libre, où les frontières entre les différents éléments deviennent de plus en plus perméables. Motifs et reflets s'entremêlent au hasard d'une liberté gestuelle plus affirmée. Élargissant la trame de ses coups de brosse, Monet doit lutter avec ces éléments fluides, saisir toutes les nuances de leur mobilité jusqu'à l'obsession : « Ces paysages d'eau et de reflets, écrit-il à un ami en 1908, sont devenus une obsession. C'est au-delà de mes forces de vieillard, et je veux cependant arriver à rendre ce que je ressens. J'en ai détruit, j'en recommence. » Il oublie les berges pour ne plus peindre que la lourdeur matérielle de l'eau, l'étrange pesanteur des reflets de ciel. Le sujet, en dépit de sa disparition progressive dans le jeu de touches de plus en plus libres, compte toujours, même si sa banalité empêche parfois de le voir. L'eau reste un prétexte pictural. Car ses fameux nénuphars, Monet vient jusqu'à les oublier. Plus qu'un réservoir inépuisable de motifs, le bassin de Giverny est un stimulant sensoriel. En s'attardant sur ce jardin d'Éden, Monet nous parle de la fascination du lieu. Comment comprendre un lieu si ce n'est en s'y installant « à demeure » pour mieux être envoûté par lui. Avec le cycle testamentaire des Nymphéas, Monet nous conte l'histoire d'un attachement du peintre pour un territoire, sa quête définitive d'un humus, dans son sens le plus littéral : une terre de fertilité, et donc de création. Curieusement, Monet y a soustrait toute trace de pittoresque. C'est, non sans paradoxe, à Giverny que le peintre délaisse le genre du paysage, cette « terrible spécialité », disait-il.