Pour le reste, on aura relevé essentiellement la mise en exergue de « vedettes » : au théâtre Montparnasse, Michel Bouquet et Claude Brasseur ont été réunis pour À torts et à raisons, variation sur le cas Fürtwangler ; au Théâtre de L'Œuvre, Suzanne Flon et Jean-Paul Roussillon ont repris l'Amante anglaise de Marguerite Duras ; au Théâtre-Antoine, Daniel Auteuil et Marianne Denicourt ont créé la Chambre bleue, une adaptation signée David Hare de la Ronde de Schnitzler ; au Gymnase, Michel Sardou, chanteur populaire, s'est fait acteur d'une comédie de Neil Simon, Comédie privée ; au Comédia Théâtre, Bernadette Lafont et Michel Galabru ont interprété Monsieur Amédée... Quant au Théâtre de Paris, il a accueilli Bernard Tapie, dans Vol au-dessus d'un nid de coucou, quelques mois après avoir reçu Gérard Depardieu dans les Portes du ciel, première pièce de... Jacques Attali.

Le « théâtre populaire » d'Ariane Mnouchkine et du Théâtre du Soleil

Pour le coup, on est loin des Copeau, Dullin, Jouvet et de tout cet héritage d'un « théâtre national populaire » dont chacun se réclame à des titres divers mais dont une seule personnalité, une seule troupe semblent aujourd'hui mériter sans discussion le label : Ariane Mnouchkine et son Théâtre du Soleil. Cette année, ils ont créé Tambours sur la digue. Écrite par Hélène Cixous, la fable a été inspirée par les récentes inondations qui ont endeuillé la Chine. Dans un xve siècle incertain, évoquant aussi bien l'empire du Milieu que de celui du Soleil levant, elle raconte les atermoiements d'un prince au royaume menacé par le fleuve en crue. Entre sa capitale et sa campagne, laquelle sauver ? Ou, plutôt, laquelle sacrifier ? Intrigues, mensonges, égoïsmes, cynisme, cupidité, concussion..., tout y est, sur fond de lutte pour le pouvoir et d'industrialisation sauvage, de mépris des puissants pour le petit peuple, qui, cependant, prend la parole et se défend. On retrouve ici tout l'art d'Ariane Mnouchkine de conjuguer théâtre et politique, histoire et présent. Mais pas seulement. Car ce qui fascine le plus ici, c'est la concordance parfaite entre le fond et la forme, le propos et la mise en scène, le jeu des acteurs marqué autant par le bunraku japonais – avec ses comédiens transformés en marionnettes manipulées à vue par d'autres comédiens vêtus de noir – que par le nô et son rituel de gestes, d'entrées et de sorties.

On retrouve dans ce spectacle exceptionnel le fruit de tout le travail entrepris par la troupe depuis ses débuts – et plus encore depuis le fameux cycle des Shakespeare japonisés au début des années 80, témoin de la rencontre entre les traditions théâtrales d'Orient et celles d'Occident. Avec toujours le même souci de s'adresser à tous – il faut voir les lycéens et les collégiens venir à la Cartoucherie par classes entières. Avec toujours la même volonté de donner à voir et à penser, de poser des questions, d'en faire surgir d'autres. Avec toujours, encore, le désir de toucher, d'émouvoir, de faire rêver, métamorphosant chaque représentation en fête pendant le spectacle lui-même. Que dire de la beauté des costumes, des masques, du maquillage, des images magiques qui jaillissent, portées par une poésie irréelle, comme ce personnage cloué au sol par le vent ou le chœur des tambours tenus par des fils qui semblent suspendus au ciel ! C'est vrai pendant le spectacle. C'est vrai aussi avant – alors qu'Ariane Mnouchkine reçoit elle-même le public à l'entrée – comme après. Alors que, prisonnier d'un charme et d'une émotion qu'il ne ressent nulle part ailleurs (excepté, peut-être, dans la cour d'honneur du palais des Papes d'Avignon, chaque spectateur a du mal à partir, s'attardant jusqu'à la dernière navette, qui pour manger un bol de soupe chinoise, qui pour discuter au débotté avec Ariane Mnouchkine ou les acteurs. Du théâtre populaire, on vous dit...

Le Soleil à la Cartoucherie

Le Théâtre du Soleil est né le 29 mai 1964. Parrainé par Roger Planchon, il a été fondé par Ariane Mnouchkine et quelques comédiens et techniciens issus du théâtre universitaire et de l'Association théâtrale des étudiants de Paris, créée cinq ans plus tôt. Sans lieu fixe, la troupe présente les Petits-bourgeois d'après Gorki (1964) et Capitaine Fracasse d'après Théophile Gautier (1965), avant de connaître, en 1967, son premier grand succès avec la Cuisine de Wesker qui réunit 63 000 spectateurs. Suivent le Songe d'une nuit d'été de Shakespeare (1968) et les Clowns (1969), « création collective » présentée au Festival d'Avignon. C'est avec 1789 que le Soleil et Ariane Mnouchkine s'installent, en 1970, à la Cartoucherie – un ensemble de bâtiments construits en 1874 dans le bois de Vincennes pour les besoins de l'armée, et abandonnés par cette dernière en 1968, après avoir servi de camp de prisonniers pour membres du FLN pendant la guerre d'Algérie. Ils n'en bougeront plus, bientôt rejoints par les Théâtres de la Tempête (1970), de l'Épée de bois (1971), du Chaudron (1972) et de l'Aquarium (1973).