En remplaçant la « Buba », au conseil de laquelle ne siègent que des Allemands, par une nouvelle banque, représentant les intérêts de l'ensemble des pays européens. En janvier 1988, le ministre de l'Économie et des Finances Edouard Balladur lance l'idée publiquement. Le pari est fou, mais le chancelier Kohl, au nom de l'intérêt européen, accepte ce sacrifice. Évidemment, il pose ses conditions : la Banque centrale européenne devra ressembler comme une sœur jumelle à la Bundesbank allemande. Malgré de nombreux bras de fer, il a eu gain de cause sur toute la ligne : le siège de la BCE est à Francfort, ses statuts sont un carbone de ceux de la Bundesbank, et le culte de la stabilité chère aux Allemands est verrouillé par un « pacte ».

La BCE, au conseil de laquelle chacun des Onze est représenté, n'est rien d'autre qu'une « Buba » mise au service de l'Europe. Lorsqu'elle aura à relever ou à baisser ses taux d'intérêt, elle tiendra compte de l'intérêt commun de l'ensemble du continent, et non plus de celui de la seule Allemagne. C'est le principal acquis de l'euro.

À partir du moment où les pays européens ne sont plus obnubilés par leurs taux de change, ils sont plus libres de suivre la politique économique qu'ils souhaitent. Ils retrouvent de ce fait de réelles marges de manœuvre, et tout les pousse à coordonner soigneusement leurs actions. De cette manière, leurs taux d'intérêt n'ont pas à être aussi élevés qu'auparavant : les prêteurs internationaux n'ont plus à demander une « prime » pour les risques de change. Ce qui ne peut que faciliter la croissance.

4. La monnaie de tous les dangers.

En se lançant dans cette aventure, les Européens n'ont pas pour autant fait un pari facile. L'euro peut être la meilleure comme la pire des choses.

Mais, décider de se doter d'une unité de compte commune et de suivre une politique monétaire uniforme sur tout un continent n'est en effet pas sans risques. Le premier, c'est que l'euro génère une brutale course à la compétition entre les entreprises, mais aussi et surtout entre les régions et les États. Avec l'euro, le marché européen est en effet totalement unifié et transparent. On peut comparer instantanément les prix des produits, quelle que soit leur origine. Prendre un crédit ou un contrat d'assurance-vie dans une banque allemande n'est plus un casse-tête, de même qu'il est très aisé de commander des vêtements par correspondance dans un catalogue italien. Les entreprises peuvent également comparer beaucoup plus aisément les coûts de production dans les différentes parties de l'Europe : coût de la main-d'œuvre, charges sociales et fiscales, etc. Cette transparence ne peut qu'attiser la concurrence. En soi, c'est plutôt une bonne nouvelle. La concurrence est toujours la bienvenue dans une économie de marché. Elle pousse les producteurs à baisser au maximum leurs prix ou bien à élever au maximum la qualité de leurs produits. Au bout du compte, elle profite toujours au consommateur. Mais une concurrence brutalement débridée par l'arrivée de la monnaie unique peut être, au moins dans un premier temps, déstabilisante. Certaines entreprises fragiles n'y survivront pas. Les autres peuvent être tentées de comprimer leurs effectifs pour « s'adapter à l'euro »: plusieurs groupes industriels allemands ont déjà opté pour cette stratégie. Mais le danger le plus grand, c'est le risque de compétition entre les pays et les régions. Ils seront tentés de se lancer dans une concurrence fiscale et sociale pour attirer les investisseurs, les usines, certains travailleurs très qualifiés. Les Quinze devront veiller à ce que l'euro n'entraîne pas la jungle. L'harmonisation de la fiscalité (sur les sociétés et sur l'épargne, notamment) doit être l'un des chantiers prioritaires de l'Union, faute de quoi la monnaie unique tournerait au mauvais cauchemar. De même, il faudra peu à peu harmoniser les règles sociales européennes. Sinon, sous la pression de la concurrence, l'harmonisation se fera « par le bas » : salaires plus bas, protection sociale réduite, garde-fous réglementaires amoindris.