L'euro a donc permis sinon de neutraliser, du moins d'atténuer le choc de la crise financière mondiale. En revanche, les monnaies européennes qui ne font pas partie des onze « partants » pour la monnaie unique n'ont pas pu, elles, profiter de ce « bouclier ». C'est le cas par exemple de la couronne suédoise ou de la drachme grecque. Quant à la Norvège, qui n'est pas membre de l'Union européenne, elle n'est pas parvenue à défendre sa monnaie face à la spéculation : en août, elle s'est sagement résignée, après plusieurs hausses de ses taux d'intérêt, à laisser flotter sa devise.

Ainsi, avant même de voir le jour, l'euro a prouvé son utilité. Il faut dire qu'il devait bien aux Européens ce « cadeau de naissance ». Sa gestation, qui aura duré dix ans, n'a été ni simple, ni indolore.

2. Une gestation douloureuse.

Politiquement, d'abord, la question a déchiré les opinions de plusieurs pays. En Allemagne, c'est contre l'avis de son peuple que le gouvernement a décidé de rejoindre la monnaie unique. En France, le clivage maastricht-antimaastricht a divisé le principal parti de droite – le RPR -et créé des tensions dans le principal parti de gauche – le Parti socialiste. Résultat : que ce soit en France ou en Allemagne, les grands partis politiques, qui prodiguaient naguère des convictions européennes bien ancrées, sont devenu des « europhiles honteux ». Ce changement de discours risque de rendre la construction européenne plus difficile à faire avancer que par le passé.

Surtout, sur le plan économique et social, la préparation de la monnaie unique n'a pas été non plus un chemin pavé de pétales de rosés. La voie choisie pour faire cette monnaie unique – la fameuse « convergence » – a entraîné des politiques souvent lourdes à supporter.

Sur l'insistance des Allemands, le traité de Maastricht a en effet prévu des conditions draconiennes à l'entrée dans la monnaie unique. Les devises devaient être stables, notamment face au mark, l'inflation devait être vaincue, les déficits réduits à 3 % du PIB (Produit intérieur brut), la dette en voie de résorption rapide, etc. Douze pays – et même quinze à partir de l'élargissement de l'Union, en 1995, à la Suède, la Finlande et l'Autriche – ont décidé de suivre tous ensemble la même politique de rigueur monétaire et d'austérité budgétaire. Ce mouvement d'ensemble, sorte de grande purge collective, n'a pas manqué d'aggraver la récession européenne du début des années 90. Les marchés financiers n'ont pas, par ailleurs, facilité la tâche des Européens : doutant du succès du projet de monnaie unique, ils ont en 1992 et 1993 harcelé les monnaies du système monétaire européen, spéculant contre la lire, la peseta, le franc... Dans un premier temps, les banques centrales des pays dont les monnaies étaient attaquées ont réagi en relevant leurs taux d'intérêt à court terme, ce qui a contribué à décourager l'investissement. Ce n'est qu'à partir d'août 1993, après l'élargissement de la bande autorisée de fluctuations des monnaies européennes entre elles, que ces turbulences se sont peu à peu calmées.

3. D'une souveraineté confisquée à une souveraineté partagée.

L'euro présente des avantages évidents : la fin des commissions et des frais de changes, coûteux pour les entreprises comme pour les touristes ; la fin des incertitudes de changes, qui freinent le commerce intraeuropéen ; l'affichage, enfin, d'un symbole européen fort : la monnaie « crée du lien social », comme disent les sociologues, et ne peut que contribuer à faire naître chez les européens un sentiment de communauté...

Mais là n'est pas l'essentiel. Les principaux avantages attendus de l'euro sont plus politiques que commerciaux ou symboliques. Le premier objectif de l'euro, celui qui fut à l'origine du projet, est de partager entre tous les États de l'Union européenne un pouvoir monétaire qui, de fait, leur avait échappé au profit d'un seul d'entre eux : l'Allemagne.

Un petit retour aux origines. Vers la fin des années 80, la France démantèle ses contrôles des changes. Elle prend du même coup conscience des conséquences de ce choix : elle perd totalement l'autonomie de sa politique monétaire. En effet, si la Bundesbank allemande augmente ses taux d'intérêt, la Banque de France n'a de choix que de l'imiter. Cela ne va pas toujours forcément dans l'intérêt de l'économie française, mais la banque centrale ne peut faire autrement : si elle ne « suit » pas la Bundesbank, les capitaux, désormais totalement libres d'entrer et sortir de l'Hexagone, filent en Allemagne où le mark est mieux rémunéré. Et le franc ne peut alors qu'être dévalué. Pour Paris, la situation est vite jugée insupportable. La Bundesbank a pris le contrôle de l'Europe, et le seul moyen de modifier la donne est de faire en sorte que l'Europe prenne le contrôle de la Bundesbank. Comment ?