Journal de l'année Édition 1998 1998Éd. 1998

La fin de la Ve République ?

La VIe République est-elle née le 1er juin 1997 ? Ce jour-là, au terme d'un invraisemblable numéro d'arroseur arrosé, la dissolution de l'Assemblée nationale, décidée quelques semaines plus tôt par le président de la République, trouvait son épilogue, inattendu de la plupart des observateurs, quoi qu'en disent les professionnels de la prévision rétrospective : la majorité présidentielle, pourtant forte de 464 sièges, soit près des cinq sixièmes de l'Assemblée sortante, se retrouvait soudain minoritaire, d'une courte tête il est vrai, mais minoritaire tout de même, au palais Bourbon.

Écrasé en 1993, le Parti socialiste, après avoir reconquis, à l'occasion de l'élection présidentielle de 1995, le titre de fédérateur incontesté de l'opposition, devenait l'axe d'une majorité nouvelle, dite « plurielle », ralliant à son panache rosé les bataillons épars du Parti communiste, des Verts, du Mouvement des citoyens de Jean-Pierre Chevènement, sans oublier les Radicaux de gauche. Lionel Jospin, le seul homme qui soit jamais sorti vainqueur au sprint d'un jeu de patience, entrait à Matignon en triomphateur modeste et s'installait aux commandes de l'État avec l'humilité implacable d'un maire du palais. Répudiant le style pontifical et baroque de François Mitterrand, le nouveau Premier ministre n'allait pas tarder à séduire les Français par un mélange extrêmement subtil et sans doute passablement fragile de simplicité citoyenne – la méthode Jospin –, de modération conservatrice – les droits acquis –, de psychodrame manipulateur – les trente-cinq heures –, de professionnalisme partisan – le congrès de Brest – et de sens des responsabilités – l'acceptation de l'euro. Une gauche à la pluralité rassurante retrouvait le chemin des ministères et, par une habileté suprême, feignait de n'y accéder que par l'entrée de service, faisant ainsi coup double en ménageant la majesté élyséenne tout en flattant la modestie ontologique de son électorat. Il y a deux façons pour la gauche d'arriver aux affaires : par imitation ou par récusation de la droite. François Mitterrand, enfant perdu du peuple conservateur, avait choisi la première Lionel Jospin (ci-contre avec Jacques Chirac), humble réformateur d'une gauche pervertie, imposait la seconde. C'était le Noël des pauvres... dans un pays où il y a beaucoup de pauvres.

Autopsie d'un échec

Comment Jacques Chirac et les droites en sont-ils arrivés là ? Contrairement à une opinion répandue, le pari d'élections législatives anticipées n'avait rien d'absurde. À l'aube de 1997, la victoire de la gauche au terme de la législature s'annonçait plus que probable. Le pays s'apprêtait à basculer dans une campagne électorale interminable, largement dominée par les surenchères de l'extrême droite. L'autorité internationale de la France, confrontée à des échéances majeures comme celle du passage à l'euro, risquait d'être sérieusement malmenée par une bataille électorale inévitablement dissensuelle. Il n'était sans doute contraire ni à l'intérêt général ni aux intérêts partisans de la droite de vouloir brusquer l'échéance, épargner au pays une campagne électorale inutilement corrosive, tout en cueillant le Front national à froid et en exploitant les ambiguïtés de la gauche sur la question de l'immigration. On trouve, au reste, confirmation de cette analyse dans les résultats : il s'en est fallu de 0,7 point que, au terme d'une campagne qui restera comme un chef-d'œuvre absolu de maladresse et d'improvisation, les droites ne conservent la majorité à l'Assemblée nationale. En vérité, le président de la République était, dans les premiers mois de 1997, dans une position analogue à celle du parieur de Pascal : il avait tout à perdre à laisser courir l'échéance et une chance, fût-elle très limitée, de gagner en la précipitant.

L'erreur ne fut pas de dissoudre mais de dissoudre pour ne rien changer, pour tout conserver : Juppé à Matignon, l'austérité au gouvernement, MM. Balladur, Séguin, Madelin et Pasqua en dehors. L'erreur aura été de tenter de gagner sans jouer, d'escamoter l'élection, donc les électeurs, au lieu de faire de la dissolution l'instrument d'un changement maîtrisé, ce qu'en d'autres temps M. Giscard d'Estaing avait appelé « le changement dans la continuité », c'est-à-dire à la fois un renouvellement profond des hommes et une inflexion limitée des politiques. L'erreur, ce fut pour le chef de l'État d'observer ce qu'il aurait dû conduire, de maintenir au lieu de modifier et d'abandonner la responsabilité du mouvement au symbole tragiquement impopulaire de la continuité : Alain Juppé. La politique est comme la guerre, un art tout d'exécution : mal préparée, mal expliquée, mal conduite, la dissolution aura moins été une fausse bonne idée qu'une bonne idée gâchée.