Journal de l'année Édition 1998 1998Éd. 1998

L'Algérie, d'horreurs en drames

De tous les conflits qui ternissent cette fin de siècle, celui qui endeuille l'Algérie reste sans aucun doute le plus opaque. On ignore le nombre des victimes, on identifie mal les responsables, on ne perçoit plus les objectifs. Les stratégies des protagonistes se brouillent, les événements démentent toutes les hypothèses, elles-mêmes le plus souvent fondées sur des spéculations hasardeuses. L'escalade de la violence qui a marqué l'été 1997 aura posé son nouveau lot de questions.

La télévision algérienne a longuement couvert la mort de la princesse Diana mais elle n'a soufflé mot de la tragédie de Béni Messous, une localité située dans la banlieue d'Alger, où une cinquantaine de civils auraient été tués et une soixantaine d'autres blessés. Quelques jours auparavant, dans la nuit du 29 août, à Raïs, également près de la capitale, entre 100 et 300 personnes – en majorité des femmes et des enfants – avaient été égorgées par un commando dont les membres étaient, selon les témoignages de survivants, habillés à l'afghane et portaient de longues barbes. D'autres massacres devaient suivre tout au long du mois de septembre, chacun semblant vouloir dépasser en horreur le précédent. Quelle que soit l'identité des bourreaux, la guerre civile a revêtu le masque de la barbarie, et les carnages commis au cours de l'été ont défié l'imagination. Les centaines de personnes assassinées, le plus souvent égorgées, dans les wilayas de Blida et d'Aïn Defla, entre le 30 juillet et le 29 août, et le massacre, le 19 septembre, de 53 villageois – en majorité des femmes et des enfants – près de Médéa, au cœur de la Mitidja (baptisée le « triangle de la mort »), ont alimenté les rumeurs les plus folles. Il est vrai que les facilités d'action des « islamistes » – les terroristes, selon la terminologie officielle – et l'impunité dont ont paru bénéficier les assaillants sont pour le moins troublantes.

Terreur contre terreur

Qui donc pourra s'étonner que de nombreux Algériens soient convaincus que le pouvoir est le principal instigateur de la violence dans laquelle baigne le pays depuis 1992 ? Contre toute vraisemblance, la société civile lui impute même des crimes qu'il n'avait aucun intérêt à commettre, comme l'assassinat des moines de Tibhirine, en 1996. Mais une autre question se pose : les massacres de Raïs et de Béni Messous, à l'ouest d'Alger, étaient-ils bien l'œuvre de commandos islamistes ? La passivité des forces de police, déjà observée à l'occasion des tueries précédentes, a été cette fois tellement flagrante qu'elle ne peut pas être seulement l'horrible avatar de la stratégie menée par le pouvoir depuis plus de deux ans : laisser une partie de la population sans défense pour la contraindre à prendre les armes et à s'impliquer dans la guerre. En effet, il n'a échappé à personne que ces massacres se sont déroulés à proximité immédiate des casernes. De plus, les civils massacrés vivaient dans des régions acquises aux idées islamistes. On se souvient que, lors du premier tour des élections législatives de décembre 1991, le FIS y avait été littéralement plébiscité. Aussi a-t-on avancé une hypothèse effrayante : les autorités auraient laissé se faire massacrer par leurs anciens « amis » ces « mauvais citoyens » pauvres et sans défense – alors qu'ailleurs des milices armées par le régime ont été crées. Mieux, dans la perspective des élections locales d'octobre – renouvellement des conseils municipaux –, les militaires pouvaient penser que les habitants de la Mitidja n'envisageraient pas de voter pour des candidats islamistes, fussent-ils modérés.

Des éléments suffisamment troublants pour que les Algériens, la presse, mais aussi les chancelleries étrangères et plusieurs sources diplomatiques occidentales à Alger évoquent une complicité passive des forces de sécurité, voire leur participation directe dans le massacre de Raïs. Si la complexité du drame algérien permet d'envisager toutes les hypothèses – même les plus folles – et si l'opacité du régime empêche, elle, de ne rien pouvoir affirmer avec certitude, on retiendra toutefois que les événements du 29 août et du 19 septembre coïncidaient avec l'avancement des négociations avec le Front islamique du salut (FIS), un sujet on ne peut plus brûlant au sein du commandement militaire.

Un bras de fer au sommet de l'État ?

Longtemps, on a bien voulu se représenter le drame algérien sous un jour manichéen : privés de leur victoire électorale en 1991, les islamistes avaient déclaré la guerre au régime militaire, lequel optait pour une « éradication » des groupes armés, quitte à employer des moyens aussi radicaux que ceux de l'adversaire. Pourtant, très vite, il est apparu que l'islamisme algérien était multiple et qu'entre le FIS et le GIA, principalement, la lutte devenait chaque jour un peu plus âpre. En dépit des attentats à répétition, qui ont porté la mort jusqu'au cœur d'Alger, les autorités algériennes n'ont cessé d'affirmer que les groupes armés étaient en passe de perdre la bataille. Pour être donc qualifié de « résiduel », le terrorisme aura, cette année encore, fait montre d'une effroyable vitalité, au point que le régime en paraissait totalement discrédité. Une incapacité si flagrante que, pour la première fois, on a commencé à évoquer une autre lutte, celle que se livreraient les militaires, divisés sur leur soutien au président Liamine Zeroual. L'absence totale de transparence du pouvoir ne permet pas de connaître les stratégies de chacun des généraux. Il n'est pas exclu, dans ces conditions, d'envisager une révolution de palais. Mais, là aussi, la distribution des rôles n'est pas aussi simple qu'il y paraît, et les stratégies des généraux ont brouillé des pistes tenues pour acquises, jusqu'au printemps 1997, il était admis que le chef de l'État avait engagé une partie de bras de fer avec les généraux, ceux-là mêmes qui l'avaient porté au pouvoir, afin de trouver une issue négociée, quitte à réintégrer le FIS dans le jeu politique. On présentait le général Mohamed Lamari (le patron de l'armée) comme l'incarnation des « éradicateurs », persuadés de pouvoir gagner la bataille contre les islamistes sur le terrain. Pourtant, plusieurs sources concordantes indiquent que ce même Lamari aurait renoué le dialogue avec les chefs de l'AIS (la branche armée du FIS), une initiative personnelle prise sans l'aval de la présidence. Alors que L. Zeroual, lui, avait misé sur le FIS – par la libération à la mi-juillet de son chef historique, Abassi Madani –, le chef d'état-major de l'armée, estimant que le président n'avait plus le crédit nécessaire pour se faire obéir de ses troupes, aurait décidé de jouer la carte de l'AIS, dont les chefs, toujours au contact, lui paraissent mieux à même d'entraîner leurs hommes dans une guerre contre les GIA. C'est donc peu d'écrire que l'Algérie a traversé une période paradoxale : au moment où les massacres de civils prenaient des proportions insensées, une solution politique était peut-être en train de s'esquisser, après plus de cinq ans d'une guerre civile qui a causé la mort de plusieurs dizaines de milliers de personnes.