Journal de l'année Édition 1998 1998Éd. 1998

L'effet Calypso

À l'image des appréciations mitigées et controversées qu'inspira le personnage public, il est malaisé – et trop tôt – de porter un jugement serein sur ce que certains hésitent à appeler l'« œuvre scientifique » de Cousteau. Pour ce faire, il faut renoncer au vitriol ou à l'encens, oublier ses approximations imprudentes au-delà d'un domaine qui n'était pas le sien. Certes, ses relations avec les scientifiques, au rang desquels il ne s'est pas compté (en témoigne la liste de ses « travaux »), sont devenues, après les années 70, plus distendues, et même tendues durant sa « dérive médiatique ». Mais il restera toujours, entre les chercheurs et lui, la distance et les liens d'une sympathie agacée, cet homme d'instinct comprenant mieux que quiconque leurs besoins en moyens, en engins et en audience.

Dans leur mémoire, il restera le commandant de la mythique Calypso et un instrumentiste habile, toujours à l'affût d'innovations, de perfectionnements qui, peu à peu, enrichirent, encombrèrent son pont et ses cales. Bricoleur doué, il se fit, dès les années 50, créateur, promoteur et exploiteur de ce qu'il appelait des « techniques secondaires », destinées à faciliter, diversifier, étendre le travail en station et en croisière. Parmi ces appareillages, citons le câble de Nylon pour le mouillage et le dragage de grands fonds ; ou les émetteurs sonores dont les « tic-tic » localisent les engins à la mer. Même généralisation de la caméra pour étudier les eaux et les fonds : la photo prise par le scaphandrier ou par la « troïka » (traîneau tracté au ras du fond) ; la télévision et le cinéma dont il fut un producteur prolifique. Dans ce métier de chasseur d'images, il a beaucoup retiré de ses relations avec des Américains, comme, par exemple, Harold Edgar Edgerton (1903-1990), appelé « Papa Flash », professeur au MIT, qui, durant les années 60, construisit pour la Calypso des caméras sensibles et résistantes, capables de photographier les animaux pélagiques et benthiques jusqu'à plus de 7 000 m. C'est par plus de 7 500 m de fond, dans la fosse de la Romanche, qu'il établit son record (Atlantique équatorial, juillet 1956).

Le symbole d'une génération

Bien sûr, à ses yeux, la « technique première » sera toujours l'engin de plongée et la vision humaine directe, par le scaphandre autonome dont il adapta et popularisa l'emploi hors des sphères scientifiques (comme dans les maisons sous la mer des opérations « Précontinent » I, II et III, qui ont apporté d'utiles informations sur la physiologie de la plongée et la géologie prélittorale) et, surtout, par le sous-marin, vite appelé « soucoupe plongeante » en ces temps d'engouement extraterrestre. À plus d'un tiers de siècle de distance, on mesure mal ce que le nouveau type de submersible apportait, aux pétroliers en quête d'un véhicule pratique pour reconnaître et visiter les champs offshore comme aux scientifiques insatisfaits de l'emploi des pesants bathyscaphes. Conçues vers la fin des années 50, mises au point et construites durant la décennie suivante, les virevoltantes SP : 350 puis 3 000 (achetée, perfectionnée par le CNEXO qui l'exploita sous le nom de Cyana) furent à l'image et à l'origine de toute une généalogie de submersibles en Amérique et en Europe. Les chercheurs, les prospecteurs, le public adoptèrent d'emblée ces étonnantes boules aplaties et légères, élégantes sous leur coiffe et leur visière de plastique, capables de toutes les prouesses d'escalade, auxquelles on doit des découvertes qui firent date (canyons, vallée centrale des dorsales, sources abyssales).

Ce n'est pas diminuer les mérites pionniers de Cousteau de dire qu'il illustra et fut porté par un mouvement semblable en d'autres pays. Sans l'audience qu'il lui impulsa, peut-être eût-il progressé à pas plus mesurés. Il restera le symbole d'une époque désormais révolue : celle de la première génération de l'image, qui eut besoin de l'émerveillement et du spectacle pour porter la découverte des profondeurs à l'avant-garde du savoir moderne ; celle qui précéda l'imagerie satellitaire et automatique, l'invasion de l'ordinateur et l'informatisation intégrale des navires. C'est en faisant de la plongée en submersible le merveilleux scientifique de ce temps-là qu'il demeurera à jamais un de nos derniers « savanturiers ».