L'explosion de la technoculture

Après Berlin, où ils furent un million à défiler derrière les chars de la Love Parade en se déhanchant sur des rythmes frénétiques, Dunkerque, la Défense, les Saintes-Maries-de-la-Mer, Saint-Nazaire, Montmartin-sur-Mer, Marseille, Montmoiron, Concarneau, Annecy, Saint-Aygulf et, surtout, Montpellier, les 9 et 10 août, avec les Nuits Borealis, ont également succombé au phénomène. Pas de doute, 1997 restera comme l'année de la reconnaissance d'une nouvelle culture : la technoculture !

Du coup, les organisateurs d'Amplitudes 97 (Festival des tendances musicales actuelles, à Annecy) s'interrogent : « Simple Boum Boum réverbéré ou musique du IIIe millénaire explorant de nouveaux territoires sensoriels ? » Et répondent : « La techno, qui changea dix fois de nom à mesure qu'elle implosait, new beat ou house dans les années 80, garage, ambient, hardcore plus tard, suscite les plus chaudes passions de cette fin de siècle. Provoquant les mêmes commentaires indignés que le jazz ou le rock en leur temps, le mouvement cyber s'associe facilement à une jeunesse marginale, exubérante ou irresponsable et ne grignote que, petit à petit, crédibilité et légitimité. Puissions-nous montrer que cette jungle électronique cache un réel esprit festif fondé sur un profond respect d'autrui. ». De son côté, le toujours alerte Jack Lang précise : « Il faut libérer la techno, c'est une vraie culture musicale populaire... une source de convivialité, d'échange, de tolérance. » Dans la foulée, Catherine Trautmann, le ministre de la Culture, surenchérit : « Le mouvement techno est extrêmement prolixe et créatif en France : sachons accompagner cet élan. »

Portrait-robot des amateurs

Selon des ethnologues et des sociologues intervenant les 5 et 6 juin 1997, à Poitiers, lors d'un très sérieux colloque intitulé « La techno, d'un mouvement musical à un phénomène de société », les adeptes de techno ont, à 90 %, entre 18 et 30 ans, la plupart ayant de 18 à 23 ans. Avant tout urbains, ils sont généralement issus de la petite et moyenne bourgeoisie d'origine européenne. Économiquement plutôt aisés, ils ont les moyens d'assister à des rassemblements dont le billet d'entrée peut coûter jusqu'à 250 francs. Ils se retrouvent autour de thèmes consensuels comme la fraternité, la tolérance, la désacralisation de l'argent, l'amitié entre les peuples et le refus de la violence, qui ne sont pas sans évoquer le vieux slogan hippie, « Peace and Love ». Moins macho que le rock ou le rap, la techno séduit autant les filles que les garçons... D'après une enquête des Renseignements généraux, les raves ont enregistré 9 millions d'entrées en 1995...

Sous la musique et la danse, des aspirations communautaires

Aujourd'hui, « techno » est un terme générique désignant tous les genres et sous-genres des nouvelles musiques électroniques : house, acid house, garage, trance, goa, trip-hop, deep house, jungle, növo dub, ambient, etc. À l'origine, en 1986, c'est une fusion entre une disco exsangue et une pop européenne électronique (Kraftwerk, Depeche Mode) que des DJ noirs mettent au point dans un club de Chicago, le Warehouse. En 1988, les Anglais s'emparent de cette musique avec machine et sans parole, la transformant en acid house et créant, du coup, les premières raves, ces fêtes illégales qui rassemblent jusqu'à l'aube 2 000 à 3 000 danseurs impénitents frustres par la fermeture à 2 heures du matin des boîtes de nuit. Manchester devient la capitale de ce phénomène qui, l'année suivante, débarque en France. « La génération chimique » décrite par l'écrivain Irvine Welsh dans son roman Trainspotting, qui donnera matière à un film culte, émerge dans toute l'Europe : « L'idée majeure qui sous-tend cette culture est celle du « Do it yourself ». C'était une occasion pour les gens en décalage avec une société conservatrice et minée par le chômage, de se réapproprier leur propre vie à travers la fête », explique Welsh. Fortement teintée d'utopie communautaire (d'où l'importance du monde virtuel représenté par Internet et le multimédia, autre vecteur fondamental de la technoculture, que l'on nomme aussi cyberculture), la techno se veut une sorte d'espéranto musical où le son prime sur le sens, où les vertus transgressées de la fête renouent avec des rituels communautaires ancestraux. Ce qui fait dire à ses détracteurs qu'elle n'est que la bande-son d'un film, voire d'une mode, sans jamais être le moteur artistique ou social, contrairement au jazz ou au rock, de quoi que ce soit. Du Pierre Henry qui jerke, en quelque sorte, pour accompagner la fin du siècle, en dansant... « C'est pas de la nostalgie ou du mieux que rien. C'est l'époque, justement, qui passe à la table de maquillage, qui se pare, se grime et s'affûte. Simplement. Pour vivre le Dernier Bal. Et avoir vingt ans à la Fin du Monde, c'est un joli destin » commente le journaliste Patrick Eudeline dans son récent livre Ce siècle aura ta peau (aux éditions Florent Massot).

Une pluralité de « looks »

Monde de fantaisie et de liberté, la planète techno se caractérise par une brassée de looks plus variés les uns que les autres. On peut néanmoins en dégager quelques tendances fortes où dominent, pour les garçons et les filles, pantalon et tee-shirt XXL (marques préférées : Cimarron, Beckaro, Pash, Gas, Rusty, etc.) portés avec de grosses baskets. Les cheveux hérissés de petites nattes, les filles les plus sophistiquées se drapent dans de longues robes imprimées à motifs indiens. Quant aux garçons, ils arborent tatouages et piercings, tout en ne dédaignant pas une apparence militaire donnée par des cheveux ras et des pantalons treillis. Éternelle résurgence des années 70, le look baba cool s'offre une seconde jeunesse en toute impunité...

Des perspectives d'évolution, en France notamment

Consciente de cette impasse (du bruit, de la sueur, des machines mais pas de paroles), une nouvelle génération de groupes (Chemical Brothers, Prodigy, Underworld) a décidé de jeter un pont entre rock et techno. Avec des attitudes de mauvais garçons. Des guitares au son sale. Des rythmes haletants. Comme si le rock du IIIe millénaire était en train de surgir là. Du croisement d'un échantillonneur de sons, d'une Fender saturée et d'un ordinateur sous ecstasy. En tout cas, la France, dont les rockers ont été splendidement ignorés hors des frontières, a su s'engouffrer dans cette nouvelle brèche. La techno « made in France », qui n'hésite pas à mélanger des influences aussi diverses que le raï, le reggae ou le rhythm'n'blues, suscite intérêt et admiration de Londres à Oslo, en passant par Barcelone ou Rome, sans oublier New York et Tokyo. Des DJ comme Laurent Garnier, Manu le Malin ou Dimitri From Paris, des groupes tels que Daft Punk, La Funk Mob ou Ollano donnent ainsi de l'Hexagone une image novatrice et audacieuse. Ils renouent ainsi avec une tradition inaugurée par Charles Trenet, qui, dans « le Jardin extraordinaire », chante : « Il y a des statues qui se tiennent tranquilles le jour, mais moi je sais que la nuit, elles vont danser sur le gazon. »

Petit glossaire

Acid jazz : métissages de funk et de jazz en clin d'œil aux années 70.