Dans un monde paradant sa violence, la recherche d'un modèle conduit à célébrer la grande figure de Gandhi : de Guy Deleury, Gandhi, et de Jean Marie Muller, Gandhi l'insurgé ; ou à s'intéresser à l'éthique du « philosophe à posture modeste » : Paul Ricœur, les Sens d'une vie de François Dosse. À quoi opposer l'autre attitude, celle de Cioran et sa « frivolité désespérée » avec la publication des Cahiers 1957-1972 de ce flâneur du néant, qui se serait peut-être amusé des attaques portées par deux physiciens contre la pensée postmoderne (Impostures intellectuelles, Alan Sokal, Jean Bricmont).

Science contre philosophie, camps contre camps et face au silence des idéologies les fanatiques de la foi : utile donc, la publication d'une Encyclopédie des religions avec son deuxième tome aux fertiles regroupements thématiques, ou encore le grand œuvre posthume d'Alphonse Dupront : le Mythe de croisade, partant d'une enquête événementielle pour tenter d'appliquer « une pensée historique d'ensemble » aux prolongements du mythe.

À l'importance donnée à l'être singulier correspond l'essai consacré par Aliette Armel à Michel Leyris qui écrivait : « Je me suis aperçu un jour que ce livre relatif à ma vie était devenu ma vie même. » Les difficultés du jeu avec le Je sont présentées dans le traité de Jacques et Éliane Lecarme : l'Autobiographie.

Figures de l'« étrangeté »

La diversité des origines et celle des dates de naissance ont tendance à faire de chaque ouvrage un esseulé, un immigrant qui a pour tout papier la louange de l'éditeur. Les regrouper ne fait qu'accroître les disparités et, comme dans un kaléidoscope secoué, de multiples figures peuvent apparaître. Cependant, de l'ensemble se dégage un tableau saisissant des difficultés et violences du globe et de l'importance moindre accordée au narcissisme. Beaucoup d'auteurs ne craignent pas de témoigner de leur monde, parfois de l'affronter.

Du Don Quichotte (1605) dépoussiéré par Aline Schulman la vie resurgit, exubérante, de tout un petit peuple cependant placé sous la domination d'une autorité soupçonneuse ; comme elle bouillonne encore aujourd'hui sous la plume d'auteurs africains. Ainsi des Nigérians Ben Okri (Un amour dangereux, 1991) et Wole Soyinka (Ibadan, les Années pagaille, 1994), prix Nobel 1986 et contraint à l'exil. Et tel Cervantès, leurs héros respectifs sont des reflets d'eux-mêmes, sans la distance ironique, mais, voyant leurs illusions se défaire, ils s'obstinent encore, croyant toujours possible de libérer leur continent de ses contradictions et tyrannies sanglantes.

Résister joyeusement pour survivre : l'histoire de l'Irlande en témoigne, non sans accès d'humeur noire ou d'abandon aux brumes et tourbières. Robert Mc Liam Wilson suit ses deux lascars, l'un protestant, l'autre catholique, dans les rues de Belfast, sur fond d'attentats : Eureka Street (1995), tandis que Roddy Doyle (trois livres republiés cette année) peint les efforts de la verte jeunesse de Dublin qui tente d'échapper à la pauvreté. Mais des brumes anciennes resurgissent les effrois tramés par Sheridan Le Fanu, un des inspirateurs du fantastique moderne (l'Oncle Silas, 1858).

Des ombres plus récentes se manifestent en Allemagne avec Günter Grass, qui, par l'artifice littéraire, met en parallèle (Toute une histoire, 1995) la réunification considérée comme annexion et la première unification de 1871, tout en dénonçant le matérialisme contemporain. Christa Wolf (écrivain de l'ex-RDA) se sert de l'écran du mythe (Médée, voix, 1995) pour suggérer des conclusions semblables.

Une hégémonie

Assurément l'hégémonie américaine se taille toujours la part du lion avec l'inévitable présence du road movie et de sa violence : les Hommes de proie (1994) d'Edward Bunker, et celle d'ordre métaphysique de Cormac Mc Carthy, le Grand Passage. Signalons encore l'écriture de Robert Olen Butler imprégnée des parfums d'Orient : la Nuit close de Saïgon (1981) et la présence de l'écrivain du Sud que fut Eudora Welty, Oncle Daniel le généreux (1953).