Lucie Aubrac, le film de Claude Berri, subventionné par le ministère de l'Éducation nationale et lancé avec un impitoyable battage médiatique, agace les historiens par la médiocrité de la reconstitution historique et par l'accumulation de tous les poncifs sur la Résistance sur fond de passion amoureuse. Dans le même temps est annoncée la parution de l'ouvrage d'un journaliste lyonnais, Gérard Chauvy, déjà auteur d'un Lyon 1940-1944 (1993) et d'une Histoire secrète de l'Occupation (1991). La sortie de l'ouvrage est différée, mais certaines revues s'en font l'écho. Quand il paraît, la polémique reprend de plus belle. L'ouvrage reproduit une série de documents, pour l'essentiel ceux que le juge lyonnais Jacques Hamy a rassemblés dans le cadre de l'instruction du second procès Barbie, instruction stoppée par la mort de l'accusé. Il dresse aussi le catalogue systématique des déclarations et récits successifs de Lucie et Raymond Aubrac, insistant sur leur caractère erratique. Pourtant, la conclusion de Chauvy est sans ambiguïté : aucune pièce d'archives ne permet « de valider l'accusation de trahison proférée par Klaus Barbie à l'encontre de Raymond Aubrac ». Parmi les historiens de la Résistance, l'appréciation sur le livre de Chauvy est nuancée, et celle de Dominique Veillon semble assez représentive. Pour cette dernière, la démarche de Gérard Chauvy « procède davantage d'un règlement de comptes que d'une simple méthodologie historique. Le style est celui d'un inquisiteur, les insinuations sont malveillantes. En particulier, les doutes que l'auteur laisse planer sur une éventuelle responsabilité des époux Aubrac à propos de la tragédie de Caluire sont dignes de mépris. Tout cela est détestable et je réprouve cette façon de procéder. Pour autant, je ne peux passer sous silence que le livre rassemble un nombre important de documents, dont certains, inédits, conduisent inévitablement à se poser des questions, à demander à Lucie et Raymond des compléments d'informations, des éclaircissements. » Dix-neuf résistants, dont Jean Mattéoli, Geneviève Antonioz-de Gaulle, Pierre de Bénouville et Henri Rol-Tanguy s'élèvent quant à eux dans un appel public contre les « historiens ou prétendus tels qui s'attaquent à la mémoire des morts et à l'honneur des survivants ». D'autres, comme Daniel Cordier, ne s'y associent pas. Pour lui, comme il le déclare dans une interview publiée par Libération, les Aubrac n'ont pas, « sur l'année 1943, dit toute la vérité » et doivent s'expliquer « non devant des tribunaux, bien sûr, mais face à une commission d'historiens ».

René Hardy, personnage clé

René Hardy, du mouvement Combat, responsable de la Résistance Fer, qui n'avait pas été convié à la réunion de Caluire mais s'y était néanmoins présenté, est soupçonné d'avoir livré la réunion. Il sera toutefois acquitté lors de deux procès, en 1947 devant la Cour de justice de la Seine et en 1950 devant un tribunal militaire. Pourtant, dans l'état actuel des connaissances, et compte tenu des sources disponibles, la plupart des historiens considèrent à ce jour qu «il est bien le responsable de l'arrestation de Jean Moulin, mais insistent aussi sur la complexité des problèmes politiques qui se posaient alors à la Résistance et sur l'importance des divergences entre ses divers mouvements.

Table ronde et recadrage du débat

À la place d'une commission d'historiens, Libération organise, à la demande de Raymond Aubrac, une table ronde à laquelle participent Laurent Douzou, auteur d'une thèse sur Libération-Sud, l'ancien et l'actuel directeur de l'Institut d'histoire du temps présent, ainsi que François Bedarida, Henry Rousso, Dominique Veillon, Jean-Pierre Azéma et Daniel Cordier, ce dernier en sa double qualité d'ancien résistant, secrétaire de Jean Moulin, et d'auteur d'une monumentale biographie encore inachevée sur l'unificateur de la Résistance, l'Inconnu du Panthéon. Se joignent à eux deux éminents historiens, non spécialistes de la période mais amis des Aubrac : Jean-Pierre Vernant et Maurice Agulhon. Le 9 juillet 1997, Libération publie les minutes de la table ronde qui s'est tenue dans les locaux du journal le 17 mai et dont les débats ont porté sur les points jugés obscurs par Gérard Chauvy : l'arrestation du 15 mars et la libération d'Aubrac au premier chef. La table ronde n'éclaircit guère les modalités de cette libération. Les Allemands ont-ils cru qu'Aubrac n'était qu'un petit trafiquant de marché noir, comme il a tenté de le leur faire croire ? Ont-ils eu conscience d'avoir un résistant dans leurs mains, et si oui, ont-il perçu l'importance de ses responsabilités ? Sa libération est-elle due à la magnanimité du juge Cohendy, sympathisant de la Résistance ? Aux menaces de Lucie Aubrac ? Daniel Cordier signale qu'il n'a pas trouvé trace, dans les archives de la BBC, du message « continuer de gravir les pentes », prouvant au procureur Ducasse que Lucie Aubrac était bien l'envoyée du général de Gaulle. Quant à la seconde libération d'Aubrac, la table ronde met là encore en évidence, comme l'avait fait Chauvy, les variations du récit de Lucie Aubrac et pose un certain nombre de questions : pourquoi, à la différence de six autres résistants arrêtés à Caluire, Aubrac n'a-t-il pas été transféré à Paris ? Pourquoi Klaus Barbie ne s'est-il pas acharné sur lui comme sur tant d'autres ? Surtout, Daniel Cordier émet l'hypothèse que les Aubrac seraient indirectement responsables de la déportation des parents de Raymond à Auschwitz. Conjecture que beaucoup ont jugée scandaleuse.