Les banques dans la tourmente

La décennie, et plus particulièrement l'année 1995, restera dans les annales de l'histoire de la banque. Aucun pays n'a été épargné par de graves défaillances, assorties souvent de scandales et, parfois, de faillites.

Institution en faillite

Le lundi 27 février, le monde de la finance se réveille abasourdi et incrédule. La banque de la reine d'Angleterre, la très vénérable Barings Brothers, est ruinée ! L'institution tricentenaire vient de perdre 6,6 milliards de francs à cause de son courtier de Singapour. Nick Leeson a acheté une masse considérable de contrats Nikkei 225, placement dont la valeur est indexée sur la moyenne des 225 valeurs cotées à la Bourse de Tokyo. Leeson espérait revendre le contrat à terme plus cher que ce qu'il l'aurait fictivement payé si l'indice avait grimpé. Las, contre toute attente et en raison du tremblement de terre de Kobe, le Nikkei chute de 15 % en quelques semaines. Au lieu de prendre ses pertes, Leeson se lance dans une dangereuse fuite en avant pour se défaire. C'est pire, et la Barings se retrouve à devoir plus d'argent qu'elle n'a de fonds propres. Ce krach affole les places financières du monde entier, surtout les Bourses asiatiques. Tokyo chute de 3,8 % en une séance pour tomber à son plus bas niveau depuis décembre 1993.

Le numéro du compte secret de Leeson, 88888 (chiffre chinois porte-bonheur), n'y a donc rien changé. Ce « golden boy » de 28 ans est arrêté à Francfort le 2 mars. La Barings est, elle, placée sous administration judiciaire, avant d'être renflouée par le groupe néerlandais ING, qui poussera à la démission 21 dirigeants de la banque ayant failli en laissant faire leur courtier prodige ; une responsabilité confirmée en juillet par un rapport de la Banque d'Angleterre. Quant à la justice britannique, elle ne voit pas de raison pour réclamer l'extradition de Leeson. L'héritier Peter Baring s'est muré dans le silence, mais il garde ses châteaux, ses terres et ses biens.

L'honneur est – presque – sauf. Il n'en reste pas moins que la faillite de la Barings a stigmatisé des problèmes que l'on retrouvera ailleurs : la déficience des contrôles internes, la carence des contrôles sur les risques de certains marchés et le danger que représente l'extrême volatilité des produits dérivés.

Les produits dérivés en accusation

Il est de plus en plus question de « finance virtuelle », car cette finance-là semble déconnectée de l'économie réelle, tant il est vrai que les produits dérivés ne sont pas des services, des marchandises ou les titres qui les représentent. À la base, ce sont des contrats d'assurance permettant aux agents économiques de se couvrir contre les fluctuations des taux de change, des taux d'intérêt ou des prix des matières premières. Ils « dérivent » en ce sens que leur valeur dépend étroitement de celle des devises, titres ou cours auxquels ils sont liés. L'avantage (et la perversion) du système est l'effet de levier dont bénéficient ces contrats à terme, ces options d'achat et de vente. Une mise de fonds (deposit) de 5 autorise un engagement de 100 et permet de gagner énormément, la valeur d'une option augmentant bien plus que le titre, la monnaie ou la matière première dont le produit dérive. D'où l'engouement extraordinaire pour ces produits dérivés dont l'encours est passé de 25 000 milliards de francs en 1989 à 70 000 milliards en 1994.

Mais, de simple mécanisme de couverture, le produit dérivé est devenu un instrument de pure spéculation, permettant des gains énormes ou... des pertes considérables. Le comté californien d'Orange y a perdu 10 milliards de francs, la société allemande Metallgesellschaft, 8 milliards, le lessivier Procter et Gamble, 510 millions, etc.

De là est née une réflexion sur la nécessité de réguler un tel marché. En janvier, le président de la Réserve fédérale américaine expliquait que le risque de pertes est le meilleur moyen de renforcer la vigilance, mais, depuis, le FMI et l'UE se sont dits préoccupés de l'expansion sans contrôle de ces produits financiers. Le Comité de Bâle, qui représente les argentiers des 10 plus grands pays industriels, craint un « risque de systèmes », c'est-à-dire que, par un effet de dominos, la défaillance d'un seul n'entraîne la faillite de tous.

À vendre et à marier

La faillite de la Barings a aussi révélé l'urgence de la nécessaire restructuration de l'industrie bancaire dans le monde. Les banques d'affaires ont de plus en plus de mal à rester indépendantes du fait de la faiblesse de leurs fonds propres. Leur savoir-faire en matière d'ingénierie financière et de produits dérivés intéresse les banques commerciales.