Le sort fait au projet de loi est en fait moins intéressant que le débat national auquel il a donné lieu, car celui-ci a révélé des traits spécifiques à la société française. Les tenants de la réforme ont exprimé leur déception face à l'essoufflement du rayonnement culturel de la France. Leurs opposants ont indiqué clairement de quel côté soufflait selon eux la « modernité ». Mais beaucoup de Français n'ont pas choisi leur camp ; ils savent que l'histoire et l'usage comptent plus que l'arsenal législatif pour modeler la langue et qu'il faut la laisser vivre sa vie. Ceux-là regrettent plutôt que le débat n'ait pas porté aussi (surtout ?) sur une réforme plus nécessaire, celle du langage administratif et technocratique.

On peut s'étonner enfin que le ministre ait choisi le 50e anniversaire de la Libération pour déposer un projet de loi destiné à protéger la langue française de son agresseur américain, même si celui-ci n'était pas officiellement nommé. En même temps que l'on remerciait l'Amérique d'avoir sauvé une civilisation en danger de mort, on lui reprochait de lui en avoir substitué une autre. S'il est vrai que le débarquement militaire de 1944 a coïncidé avec un débarquement culturel, il n'était peut-être pas élégant de condamner le second au moment où l'on célébrait le premier.

Les mots, porteurs du « socialement correct »

L'histoire récente du vocabulaire est celle du triomphe de l'euphémisme. Les concierges des immeubles ont d'abord été remplacés par des gardiennes, les femmes de ménage par des employées de maison ou, mieux, par des « techniciennes de surface ». Le même souci de minimiser les différences a transformé les aveugles en non-voyants, les sourds en malentendants, les Noirs en « personnes de couleur ». La vague euphémiste a aussi déferlé sur le paysage démographique ; les filles mères sont devenues des mères célibataires, le concubinage une cohabitation juvénile, puis une union libre, les enfants illégitimes, des enfants naturels. Dans les entreprises, le remplacement des chefs du personnel par des « directeurs des ressources humaines » n'a pas empêché les licenciements massifs, même s'ils prenaient de nom de restructurations. On observe la même frilosité à l'égard de la vérité dans la façon dont les événements internationaux sont présentés aux opinions publiques. La guerre du Golfe avait vu l'invention des « frappes chirurgicales », accréditant l'idée d'une guerre qui ne tue pas mais qui guérit. Le débarquement en Somalie avait pour vocation officielle de « restaurer l'espoir », cachant le militaire derrière l'humanitaire. En Yougoslavie, les Serbes utilisaient le concept de « purification ethnique », cherchant à affirmer dans la même expression la pureté de leurs gènes et celle de leurs intentions.

La tendance euphémiste a connu récemment de nouveaux développements. L'obligation croissante d'être « socialement correct » consiste d'abord à éviter de blesser les susceptibilités des minorités ou des individus. Dans les colonnes des journaux, les clochards ont ainsi fait place aux SDF, les pauvres aux érémistes, les banlieues dures aux « quartiers sensibles ». Avec la CSG, les Français ne paient pas un impôt nouveau, mais une contribution, sans doute moralement moins coûteuse et électoralement moins pénalisante. Les immigrés clandestins ne sont plus expulsés mais « reconduits aux frontières », ce qui paraît à la fois plus poli et moins « policé ». Même les mots à connotation péjorative sont aujourd'hui édulcorés. C'est le cas par exemple de « populisme », qui a connu son année de gloire avec les scores obtenus par Bernard Tapie et Philippe de Villiers aux élections européennes. Préféré à démagogie, il n'a en principe rien de désagréable pour ceux à qui il s'adresse puisqu'il qualifie un « mouvement littéraire qui s'attache à la description de la vie et des sentiments des milieux populaires » (Petit Larousse). Sauf à mépriser le peuple, ce qui serait inquiétant pour l'avenir de la démocratie...

Il faut se demander pourquoi les médias, qui cherchent souvent à choquer par des images, se refusent de plus en plus à le faire avec des mots. Une explication possible est que les premières sont encore considérées par le public comme l'émanation la plus directe de la réalité (malgré les manipulations auxquelles elles peuvent donner lieu). Les mots en sont une représentation au second degré, qui fait intervenir l'interprétation humaine. Il y a donc une méfiance plus grande envers eux. Elle est particulièrement sensible chez les jeunes, qui leur préfèrent le langage moins trompeur de la musique.

Une autre explication de cette tendance est qu'il est plus facile de changer les mots que de résoudre les problèmes qu'ils désignent. On sait que « pour les Français, une chose dite est une chose faite ». Pourtant, on ne donnera pas du travail à chacun en transformant les chômeurs en demandeurs d'emploi.

Gérard Mermet