Le double langage des mots

Les mots ne signifient pas seulement les choses, les lieux, les sentiments ou les idées, ils nous parlent aussi de ceux qui les utilisent et qui les choisissent selon des critères qui sont autant sémiologiques que sémantiques. Car les mots sont à la fois porteurs de sens et de signes. Pour l'observateur attentif, les vocables prononcés ou imprimés sont donc de précieux révélateurs des mentalités collectives et de la façon dont la société est structurée en classes ou en groupes. L'année écoulée a fourni plusieurs occasions de constater ce double langage des mots.

La guerre du franglais, ou la tentation protectionniste

Le débat sur la loi Toubon a rappelé que les Français, même s'ils s'en défendent, ont tous une seconde culture, qui est américaine. L'omniprésence et le succès des films made in USA, des séries policières ou des soap operas, de la musique rock ou rap, du Coca-Cola et du chewing-gum, des techniques de management et de marketing ou des nouvelles technologies importées d'outre-Atlantique sont les témoignages indiscutables de cette seconde culture, qui pourrait même devenir la première pour la jeune génération. Il faut d'ailleurs noter que l'influence américaine est beaucoup plus forte que celle des autres pays européens, germains au nord ou latins au sud, qui sont pourtant historiquement et géographiquement beaucoup plus proches. Dans ce contexte, l'échec récent d'Euro Disney s'explique davantage par les erreurs d'appréciation commises par le promoteur que par un rejet de la culture Mickey de la part des Français.

Conséquence naturelle et probablement irréversible de cette double appartenance culturelle, l'anglais est la seconde langue des Français, comme de la plupart des Terriens. La guerre déclarée au franglais par le ministre de la Culture était donc perdue d'avance. Car les mots américains ne sont pas entrés par effraction dans le langage courant, ils y ont été introduits par les Français eux-mêmes, parce qu'ils qualifiaient chaque fois des choses ou des idées nouvelles, dans l'attente d'équivalents nationaux acceptables. Mais ceux-ci ont trop tardé à venir pour être en mesure de modifier les habitudes linguistiques acquises. De plus, ils ont été forgés par des commissions à l'image poussiéreuse, en trop grand décalage avec la modernité des concepts qu'ils étaient censés traduire.

L'existence d'un label officiel (pardon, d'une étiquette) pour chacune des traductions proposées sert donc au contraire de repoussoir et joue contre le français. La plupart des recommandations n'ont pas d'incidence sur les pratiques, renforcées par la volonté de chaque groupe social ou professionnel de se reconnaître et de se protéger par un langage qui lui est propre.

Les spécialistes de marketing refuseront donc encore longtemps de faire de la mercatique (on peut comprendre leur hésitation) ; ils préféreront le mailing au publipostage, ce qui est plus discutable. Les publicitaires ne remplaceront pas de sitôt les campagnes de teasing par celles d'aguichage, de peur sans doute de tomber sous le coup d'autres lois... Les jeunes ne sont pas près non plus de transformer les disc-jockeys en animateurs, les video-clips en bandes promos, ni de délaisser les fast-foods pour se rendre dans des restovites. Les journalistes continueront longtemps de chasser les scoops, plus valorisants que les primeurs, un terme habituellement réservé aux légumes ou aux vins. On peut en revanche regretter que nombre d'entre eux continuent de préférer les avions qui se crashent à ceux qui s'écrasent... Même les ménagères peu sensibles au snobisme linguistique continueront de pousser leurs Caddies dans les supermarchés, refusant les chariots. Les automobilistes achèteront des voitures munies d'airbags, qu'ils jugeront plus sûrs que les sacs gonflables. Les arbitres français de football siffleront encore longtemps des corners ou des penalties plutôt que des coups de pied de coin ou des tirs de réparation. Les joueurs de tennis disputeront des tie-breaks, ignorant les jeux décisifs. Seuls peut-être les inventeurs et les écrivains accepteront de bon gré des redevances à la place des royalties, même si cela ne les rend pas plus riches.