Journal de l'année Édition 1994 1994Éd. 1994

Pendant ce temps, en effet, les entreprises annoncent plans de restructuration sur plans sociaux. Le 15 septembre 1993 restera une date symbolique : plus de 13 000 suppressions d'emploi sont annoncées, dans la même journée, chez Peugeot, Air France, Bull, Thomson-CSF et la SNECMA. Des annonces spectaculaires qui touchent les secteurs les plus modernes de l'économie.

Les 32 heures divisent toutes les familles politiques : à droite, l'UDF condamne officiellement le projet, et estime que le partage du travail est une « idée fausse et démagogique », qui « créera très peu d'emplois », même si certains dans ses rangs lui sont favorables, tel Claude Malhuret. Au RPR, si Jean-Yves Chamard ou Gérard Larcher ont lancé le projet et le défendent avec enthousiasme, d'autres, tel René Monory, se déclarent résolument hostiles à la réduction du temps de travail : « au contraire, c'est bien davantage qu'il faudrait travailler », assure le président du Sénat. À gauche, le PS se divise aussi entre les partisans passionnés comme Michel Rocard ou Laurent Fabius, favorables aux 32 heures non expérimentales et au partage des revenus, et les adversaires du projet, comme Henri Emmanuelli, qui dénonce les hommes de gauche qui confondent « le partage du chômage et la lutte pour l'emploi ». Quant au PC, il propose l'institution des 32 heures sans diminution de salaire.

L'effet Air France

C'est du secteur public que vient la première alerte sociale du gouvernement Balladur. Les cheminots de la SNCF défilent dans la rue le 6 octobre. Le 12, c'est au tour des agents de France Télécom, de la RATP, d'Air France, d'EDF-GDF et de la SNCF. Le mouvement unitaire FO-CGT de protestation nationale est très suivi, à Paris comme en province. La CFDT s'est démarquée en organisant des mouvements ponctuels avec un mot d'ordre précis : exiger l'ouverture de négociations sur l'emploi dans chaque branche. Le 20 octobre, les salariés d'Air France organisent un mouvement d'une ampleur exceptionnelle et d'un genre nouveau : les manifestants forment une chaîne humaine, sur les pistes de Roissy et d'Orly, qui paralyse les aéroports. La grève a pour origine la réduction de la prime de nuit du personnel au sol. Elle révèle en fait la colère et le désarroi des salariés d'une entreprise qui connaît là son troisième plan de licenciement en deux ans, et à qui la direction veut imposer une baisse de revenus. Elle révèle le ras-le-bol d'une base que les syndicats paraissent impuissants à canaliser. Pourtant considérés comme privilégiés par rapport au personnel au sol, les navigants d'Air France et d'Air Inter finiront par rentrer, eux aussi, dans le conflit. Confronté à un mouvement dont la longueur et les effets paraissent imprévisibles, le ministre des Transports, Bernard Bosson, va monter en première ligne, organisant lui-même les négociations, alors que le président de la compagnie aérienne, Bernard Attali, démissionne et que son plan d'économie est retiré. La stratégie dirigiste du gouvernement dans ce conflit montrera que Matignon craint sérieusement que le malaise social ne se transforme en défoulement général.

Car si dans une France qui paraît engourdie par la crise on compte toujours moins de journées de grève, l'année aura vu resurgir des conflits « durs » comme les séquestrations de dirigeants (Veuve-Clicquot, Moët-et-Chandon, Biscotteries Golbey dans les Vosges, Usinor à Hayange...). Le nombre des syndiqués est inférieur à 2 millions ; en revanche, celui des plaintes aux prud'hommes augmente. On l'a vu à Maubeuge, la population locale s'investit davantage dans les conflits sociaux, organisant des journées ville morte ou des manifestations de commerçants.

De plus, au climat d'incertitude générale créé par le chômage et la crise du système de protection sociale s'ajoute un retournement de tendance non négligeable : célébrées dans les années 80, les entreprises n'ont plus la cote. Les salariés sont de plus en plus nombreux, selon une étude de la COFREMCA, à penser que « beaucoup d'entreprises profitent de la crise pour licencier et faire accepter des conditions de travail plus difficiles à leurs salariés ». Les licenciements minute ont indubitablement contribué à transformer les relations traditionnelles de travail et de lien à l'entreprise. Enfin, la perte de confiance atteint même les cadres, qui ont cravaché pour que « l'entreprise gagne » et qui, touchés à leur tour par le chômage, se sentent aujourd'hui trahis.

Air France, ou la difficile recherche du redressement

Les premières mesures d'économies sont intervenues en juin 1990 et ont abouti à la suppression à Air France et UTA de 3 500 emplois au sol entre 1991 et 1993. La seconde vague a lieu en octobre 1992, lorsque la direction annonce 1 500 nouvelles suppressions d'emplois au sol et 3 milliards de francs d'économies par an. Le plan proposé en septembre 1993, qui prévoyait 5,1 milliards de francs d'économies supplémentaires et la suppression de 4 000 emplois avant 1995, constitue la dernière tentative pour redresser l'entreprise (dont le déficit était en 1992 de 3,266 milliards de francs). Après avoir prôné la fermeté, le ministre des Transports, Bernard Bosson, recule devant l'agitation des salariés de l'entreprise : il abandonne le plan du P-DG d'Air France, Bernard Attali, lui reprochant, notamment, de mal répartir l'effort demandé aux salariés (les revenus les moins élevés étant défavorisés).

Marie-Laure Colson
Journaliste à Libération