Reste que tous ces ouvrages risquent de laisser entendre qu'on assiste à un nouvel épisode de la « guerre des sexes », alors qu'il vaut peut-être mieux parler d'une neutralisation des genres masculin et féminin.

La banalisation de la pensée d'extrême droite

Fallait-il que la vie intellectuelle parisienne soit bien terne pour qu'on nous serve, au début de l'été 1993, l'idée d'un complot d'extrême droite et que l'idée d'une fascisation rampante – victoire de la droite aidant – de la société française soit remise au goût du jour. Mais il y avait une nouveauté : ce discours n'était plus seulement orchestré par des hommes politiques de gauche, pour qui la menace de l'extrême droite a toujours été l'occasion de désigner un ennemi dont on majore à l'occasion le danger. La polémique a en effet éclaté dans les colonnes du journal le Monde, au sein de la communauté intellectuelle dite « de gauche » : un comité de vigilants, animé par le directeur de la revue le Genre humain, s'est constitué afin de dénoncer la banalisation des idées extrémistes et la complaisance des intellectuels de gauche qui ont accepté le dialogue avec Alain de Benoist.

Si la conjoncture politique, marquée par la décomposition de la gauche progressiste, le retour de la droite et la focalisation du débat sur l'immigration et le droit d'asile, n'est pas sans expliquer le surgissement de cette polémique, celle-ci a été cependant fort mal engagée. Tout d'abord elle s'appuyait sur le constat contestable qu'une alliance « politique » était contractée entre extrême droite et extrême gauche, d'où l'idée d'une « nébuleuse brune » regroupant « rouges et noirs », communistes et fascistes. Mais les faits rapportés par Edwy Plenel et Olivier Biffaud dans le Monde : la participation de sympathisants communistes (Jean-Paul Cruse, journaliste à Libération) à l'Idiot International de Jean-Edern Hallier, la présence d'Alain de Benoist à un débat organisé par Francette Lazard du Comité central du PC à la Mutualité, l'entrée de Pascal Gauchon au comité éditorial des PUF, ne suffisaient pas à appuyer une pareille thèse. Par ailleurs, le texte du comité de vigilance s'accompagnait d'un texte du chroniqueur philosophique du journal où celui-ci s'en prenait violemment à l'œuvre de Pierre-André Taguieff – celle-ci porte à la fois sur les métamorphoses du racisme et sur les ressorts de la militance antiraciste – en appuyant sa démonstration sur une citation tronquée. D'où les réactions vives d'esprits libéraux comme Jacques Julliard dans le Nouvel Observateur, ce qui devait conduire Roger-Pol Droit à conclure paradoxalement qu'il n'y avait pas d'affaire Taguieff, mais seulement un clivage entre des intellectuels qui acceptent de discuter avec l'extrême droite et ceux qui s'y refusent par « vigilance ». À défaut d'affaire Taguieff, il restait cependant l'affaire Krisis, qui porte sur la « collaboration » d'intellectuels dits « de gauche » à la revue d'Alain de Benoist.

Les deux arguments méritent d'être repris successivement : il n'y aurait donc pas d'affaire Taguieff, disent désormais ceux qui sont à son origine. Ce retour en arrière dénote l'incapacité de ces derniers à prendre en compte les termes du débat : admettre, comme l'écrit Taguieff dans la Force du préjugé, que le racisme s'est métamorphosé et que le racisme biologique a souvent laissé place à un racisme culturel qui permet à un discours d'extrême droite de passer pour recevable, n'est pas indifférent. En effet, le culturalisme est aujourd'hui une dérive qui affecte les uns et les autres, et c'est bien là que réside la signification politique de la controverse. S'il y a une affaire Taguieff, c'est parce qu'un débat porte sur la dérive culturaliste à laquelle celui-ci a toujours répondu par l'invocation des principes républicains dans le cas de l'intégration des immigrés. Mais l'affaire Taguieff revêt une autre dimension : comment un journaliste, membre du CNRS de surcroît, peut-il se permettre une citation tronquée pour jeter le discrédit sur les travaux d'un intellectuel reconnu (ce qui ne veut pas dire que son œuvre n'est pas discutable) ? Si la question est d'opposer « combat » et « débat », rien n'empêche d'apprendre les règles minimales de la discussion intellectuelle : il est intéressant de noter dans cette optique que l'attaque de Roger-Pol Droit a provoqué la rédaction d'un appel – et non pas d'un contre-appel – indiquant qu'un certain nombre de travaux sont d'autant plus délicats à commenter qu'ils portent sur des zones troubles et sensibles de l'actualité politique. Signé par des chercheurs, ce texte manifeste une inquiétude envers une médiatisation hâtive des débats de société ; il rappelle que la discussion savante ne peut tomber instantanément sous les feux de l'actualité et que le débat intellectuel exige des médiations quand il devient public.