Journal de l'année Édition 1993 1993Éd. 1993

Théâtre : l'éparpillement des styles

L'année 92 confirme les tendances à l'œuvre depuis le début des années 80 : la production théâtrale est pléthorique et mal répartie sur l'année (trop concentrée sur février et sur octobre), alors que la fréquentation des salles ne correspond plus qu'à environ 8 % de la population française (contre 13 % en 1970). En matière de politique culturelle, l'effort de subvention consenti depuis dix ans a été corrigé à la baisse. Cependant, sur 400 compagnies officiellement enregistrées, 170 demeurent aidées par le ministère de la Culture, sans compter l'ensemble des centres dramatiques nationaux et régionaux. La crise des intermittents du spectacle a révélé combien l'institution théâtrale avait besoin de stopper sa course en avant pour redéfinir ses priorités.

92 confirme également la pénurie endémique d'auteurs, mis à part le succès de Pandora de Jean-Christophe Bailly, monté par Lavaudant à Bobigny. Mais la relève des acteurs et des metteurs en scène est incontestable. À titre indicatif, on peut citer : le Théâtre du Vent d'Andrzej Seweryn ; le Théâtre Machine de Stéphane Braunschweig ; Dominique Pitoiset, en résidence à l'Athénée pendant la saison 91-92 ; Christian Schiaretti, aujourd'hui responsable d'un centre dramatique.

Le 6 avril, la médiatique « Nuit des Molières » consacre le spectacle Cuisines et dépendances de Jean-Pierre Bacri et Agnès Jaoui. Ludmila Mikaël et Henri Virlogeux reçoivent les prix d'interprétation. Le Temps et la chambre de Botho Strauss, mis en scène par Patrice Chéreau, bénéficie du prix du Spectacle subventionné.

Le prix du meilleur livre sur le théâtre a été attribué à Serge Added pour le Théâtre dans les années Vichy, 1940-1944, chez Ramsay.

La mise en scène ne cherche pas « du nouveau » comme dans les années 70, et l'heure est plutôt aux synthèses et aux alchimies singulières. La spécificité du fait théâtral est de plus en plus exhibée, soulignée comme lieu d'enchantement qui doit aussi dire la déréliction de notre monde. Du Brecht, l'illusion théâtrale en plus. Pour le reste, on ne peut que prendre acte de l'éparpillement des discours et des styles.

Le retour en force du texte a été cette année un enjeu explicite avec... Racine. À la suite du livre de Philippe Beaussant Vous avez dit classique ?, la nécessité d'une diction musicale, ornée d'archaïsmes, de l'alexandrin s'est imposée, d'autant plus que Jean-Marie Villégier avait mis en œuvre ce projet avec Phèdre, à Strasbourg. La cérémonie racinienne prenait une nouvelle ampleur, désormais en osmose avec l'esthétique louis-quatorzienne et l'opéra lulliste.

Mais d'autres questions et d'autres aventures se sont nouées cette année. Autour de Bernard Sobel à Gennevilliers, qui continue d'accueillir généreusement les jeunes troupes, notamment celle de Stéphane Braunschweig, qui s'est attaqué avec brio à la Cerisaie en faisant de cette « sonate des spectres » un univers clownesque et une métaphore de la théâtralité évanescente. À Bobigny, où André Engel, l'éternel vagabond des scènes françaises, a commis un splendide spectacle avec les Légendes de la forêt viennoise d'Odon von Horvath (voir encadré). Au Théâtre de la Métaphore, à Lille, où Daniel Mesguich a repris Titus Andronicus, ce Shakespeare réputé injouable, dont il a fait un feu d'artifices et de métaphores époustouflant. Au Théâtre de la Colline, où Jorge Lavelli s'affronte à l'histoire contemporaine et aux mythes politiques avec Macbett de Ionesco, et signale encore une fois son talent dans la direction d'acteurs (Michel Aumont, Gilles Gaston Dreyfuss, Idabel Karajan...).

Festivals

À l'opposé de nombreux théâtres qui, autour d'un « metteur en scène régisseur », construisent patiemment un répertoire, le festival d'Avignon, par son exubérance même, a déçu, cette année. Dans la cour d'honneur du palais des Papes, le Chevalier d'Olmedo, de Lope de Vega, dans une mise en scène de Luis Pasqual, était sans relief. Le festival « off », quant à lui, est victime d'une certaine désaffection : l'agit-prop n'est plus de mise et les cafés-théâtres ressassent avec plus ou moins de bonheur les vieilles formules. De son côté, le festival d'Automne à Paris travaille de plus en plus en coproduction avec d'autres partenaires. Sa programmation a été, cette année, très heureuse. En plus de la Cerisaie et des Légendes, on a pu voir deux Bob Wilson, dont le célèbre Einstein on the Beach, et cinq spectacles de Robert Lepage, metteur en scène québécois qui condense tous les registres possibles de jeu et fascine par la puissance de ses images scéniques. Sans doute la grande découverte de l'année. À Paris, au Théâtre de la Ville, c'est plutôt le « théâtre dansé » qui suscite l'enthousiasme, grâce à la magistrale Pina Bausch ou à Joseph Nadj, chorégraphe hongrois ; même si la découverte d'Edouard Bond, auteur dramatique anglais, est une aventure captivante.