Autre exemple : à Nanterre, un palais de justice moderne, auprès de la tour de béton et de verre de la préfecture. Pourtant, M. Dominique Marro, président de l'Association des magistrats d'instruction, est amer : « À Nanterre, notre situation matérielle s'est certes améliorée, mais le temps n'est pas loin où nous n'avions ni ligne directe avec l'extérieur, ni télécopieur. Aujourd'hui, avec un effectif de 118 personnes, ce sont les moyens humains qui nous font défaut. J'ai calculé qu'entre avril 1987 et octobre 1989 l'effectif global du tribunal de Nanterre qui est, dit-on, le deuxième de France, avait été réduit de 57 personnes. »

« Le pire est que nous manquons toujours de greffiers. Sans eux, il est impossible d'organiser une reconstitution, d'effectuer un interrogatoire ou une simple audition de témoin. La seule liberté que nous laisse la loi en leur absence est celle d'étudier le dossier. Pendant les vacances, la situation devient carrément apocalyptique. Ces mauvaises conditions de travail engendrent fatalement des erreurs qui nuisent à notre image. Comment voulez-vous que les quelque 550 juges d'instruction arrivent à traiter sans difficulté 70 000 affaires par an ? »

Mille jugements en attente

Les greffiers, eux, ne sont pas en reste. M. Maurice Coppin exerce cette fonction au tribunal de Bobigny. Le « palais » fut longtemps logé dans des baraquements préfabriqués proches de la ligne de chemin de fer, ce qui obligeait les magistrats, pour que leur verdict soit entendu, à attendre qu'un train soit passé. Il a bénéficié d'une architecture mieux adaptée à une tâche fort lourde : c'est l'un des tribunaux les plus surchargés de France. M. Coppin s'insurge : « Nous ne fermons jamais avant 21 heures. Mais le vrai problème est qu'un millier de jugements − je dis bien un millier − prononcés entre septembre 1987 et mai 1988 n'ont pas été rédigés. » Le retard moyen, dans l'ensemble est de l'ordre de six mois au minimum et les parties civiles attendent d'être remboursées.

Les délais de jugement, pronostique l'ensemble de la profession judiciaire, vont atteindre deux ans en moyenne. Une seule solution : des crédits pour lutter contre la paupérisation d'une institution qui croule sous les dossiers poussiéreux.

L'argent manque, bien sûr, mais il ne suffirait pas à rendre son lustre à la justice. La crise n'est pas seulement matérielle, mais morale. Les trois organisations syndicales rivales − l'USM (Union syndicale des magistrats, centriste), l'APM (Association professionnelle des magistrats, droite) et le SM (Syndicat de la magistrature, de la gauche à l'extrême gauche), se retrouvent d'accord sur le « mal-être » qui la mine et risque de la conduire au déclin.

Un système trop égalitaire

Les grands responsables ? L'air du temps et l'École nationale de la magistrature (ENM) de Bordeaux. L'époque n'est plus où l'on attribuait automatiquement toutes les vertus civiques à l'instituteur, au sous-préfet, au magistrat. Un juge est peut-être encore, avec son unique greffier comme témoin, un monarque absolu entre les murs de son cabinet et peut terroriser à sa guise un inculpé. Mais sa position sociale a subi une érosion évidente. Les magistrats y ont une part de responsabilité : ils se sont prêtés à un alignement par le bas, et ils l'ont même réclamé, en refusant qu'une élite soit recrutée dès la sortie de l'École.

Lorsqu'il y a trente ans M. Michel Debré, alors Premier ministre du général de Gaulle, parraina la naissance de l'École nationale de la magistrature, il la voulut calquée sur l'École nationale d'administration, qu'il avait lui-même créée à la Libération, et un modèle d'efficacité technique et sociale. À la différence de l'ENA, cependant, l'ENM occupe un créneau très étroit, à l'usage exclusif des palais de justice. Ses objectifs et ses débouchés sont donc strictement limités, et la compétition y perd de son attrait. M. Debré émit donc le vœu que les jeunes magistrats qui sortiraient « dans la botte », c'est-à-dire parmi les premiers, puissent sauter plusieurs cases dans la hiérarchie et aillent aussitôt assister les magistrats des cours d'appel et de la Cour de cassation, à moins qu'ils n'obtiennent des postes de référendaires.