La justice sur le pavé

Les juges et les avocats sont sortis de leurs palais pour manifester. Quelles sont donc ces frustrations qui ont pu ainsi les pousser dans la rue ?

Le mot « malaise » est devenu courant dans le vocabulaire des Français pour désigner un climat diffus de désenchantement et de frustration. Il y a eu, pour autant qu'ils aient disparu, les malaises de l'enseignement, de la police ou des partis politiques ; il y a maintenant celui de la justice. Un malaise si profond qu'il s'est traduit, le 21 juin et le 21 octobre 1990, par des journées de protestation auxquelles ont participé l'ensemble des magistrats. Des hommes chargés de dire solennellement le droit, empruntés dans leurs robes, ont brandi des pancartes revendicatrices rédigées dans le plus pur style syndical. Certains même, à Paris, ont fait le coup de poing avec la police, et un magistrat a reçu un horion d'un représentant de cette loi qu'il était chargé d'appliquer. On a vu apparaître un terme peu usité dans le langage feutré des prétoires : sur des banderoles flottant sur les marches des palais de justice était inscrit le mot « grève ». Il était l'aboutissement d'un véritable et vigoureux réquisitoire contre le pouvoir politique.

De la rancœur à l'exaspération

Ce n'était pas la première fois que la hiérarchie judiciaire manifestait son mécontentement. En 1971, elle avait réagi à un propos de René Tomasini, député UDR, qui l'avait dite « lâche ». En 1979, elle avait observé un arrêt de travail pour s'opposer à un projet de loi de M. Alain Peyrefitte qui tendait à modifier son mode de recrutement. Et, lors de la révocation d'un juge peu ordinaire, M. Jacques Bidalou, en congé du Syndicat de la magistrature, certains de ses collègues avaient protesté publiquement.

Le mouvement de 1990, par son ampleur et sa virulence, n'a rien, lui, d'une réaction de circonstance. Il s'inscrit dans un processus où se mêlent étroitement des rancœurs accumulées et une exaspération foncière. Ces messieurs de la cour sont mécontents des petites épreuves quotidiennes qui les déstabilisent et déçus jusqu'au fond de l'âme de n'avoir plus, dans la société, la juste place que leur valaient naguère leur fonction et l'honorabilité qui s'y attache.

Au titre des épreuves répétées de garde des Sceaux en garde des Sceaux, une cascade de déceptions. « Descendez de vos tours d'ivoire », lançait aux juges M. Alain Peyrefitte en 1978. « Soyez des chefs d'entreprise », leur conseillait M. Robert Badinter au début des années 80. « Vivez au cœur de la cité », leur recommandait M. Albin Chalandon. « Entrez dans l'ère de la modernisation du service public », proposait M. Pierre Arpaillange. Pour des hommes et des femmes habitués aux subtilités du verbe, c'étaient là de bonnes paroles, mais ces objurgations restaient au stade du discours. Ils plaçaient dans un des plateaux de cette balance qui leur est familière le poids des mots et, dans l'autre, celui de leurs conditions de travail, d'un budget de la justice qui ne représente que 1,38 % de celui de l'État (1,40 % dans les grandes années, celles où une augmentation de 0,02 % passe pour une rallonge importante...), le manque de personnel, les locaux désuets, ou neufs et mal entretenus, plus proches de HLM dégradés que de hauts lieux de la justice.

Résultat : des bureaux surchargés, des dossiers qui s'entassent dans d'anciennes salles de bains. Pas assez de greffiers (il y en a 4 700 en France, dix fois moins qu'en Allemagne), des retards en chaîne. Les justiciables s'indignent des lenteurs de la justice. Une foule de prévenus encombrent les prisons : ils sont en détention provisoire et, pour ne pas déjuger les magistrats instructeurs, beaucoup se verront infliger une peine couvrant la durée de leur séjour en prison, alors que des délinquants notoirement dangereux sont laissés en liberté faute de cellules pour les loger. Un exemple : le tribunal de grande instance de Bordeaux dispose de deux voitures de fonction. Un unique agent de service les conduit, mais il ne peut en même temps distribuer le courrier et faire le ménage...