Journal de l'année Édition 1991 1991Éd. 1991

Pays de l'Est : le risque de la liberté

Le Mur tombé et les frontières ouvertes, les écrivains et les artistes d'Europe de l'Est s'aperçoivent qu'ils ne doivent compter que sur eux-mêmes. Et que la liberté n'est pas facile à vivre.

Le 31 décembre 1989, il fallait fêter le réveillon à l'Est. Ce dernier chic des intellectuels français était difficile à satisfaire : il était nécessaire de connaître personnellement un ministre, au moins un secrétaire d'État, pour obtenir une place dans un avion officiel. Pour ces rares privilégiés, le bonheur fut complet : déjeunant à Prague, dînant à Moscou et soupant à Bucarest, ils virent en peu de temps d'authentiques révolutionnaires et de vrais pauvres. Que le spectacle du soulèvement roumain fût pipé, ils ne l'apprirent que plus tard et cela ne diminua en rien leur enthousiasme de néophytes. D'autant que parmi eux figuraient bon nombre de repentis de toutes les églises du marxisme. Ils venaient admirer la puissance des mots qui avait permis à un dramaturge tchèque, à un historien polonais, à un homme de théâtre hongrois de faire l'Histoire alors qu'eux-mêmes se contentaient de l'accompagner et de la commenter.

Deux jours avant la fin de l'année, Vaclav Havel était devenu président de la République tchécoslovaque. Celui qui avait passé une bonne partie de sa vie en prison symbolisait la résistance à l'occupation soviétique. Cet homme de théâtre en était réduit à faire jouer ses pièces dans des appartements, devant un public quasi clandestin. Aujourd'hui, ces mêmes pièces, Audience ou Vernissage, ont les honneurs de tous les théâtres du pays, tandis que leur auteur négocie à Moscou le départ des troupes soviétiques et, avec la CEE, le montant de l'aide économique occidentale.

À Varsovie, Bronislaw Geremek a abandonné ses études médiévales pour diriger le groupe parlementaire de Solidarité tandis que le gouvernement a été placé sous la direction de Tadeusz Mazowiecki, lui-même ancien universitaire de renom. À Budapest, c'est un autre dramaturge, Arpad Gonsz, qui préside aux destinées de la République hongroise.

Dans ce qui fut la République démocratique allemande, la situation est moins nette. Certes, les intellectuels est-allemands avaient assumé leur part de dissidence quand ils n'avaient pas franchi le Mur de gré ou de force. Wolf Biermann et Thomas Brasch étaient passés à l'Ouest. Heiner Müller avait été publié en République fédérale avant de l'être dans son pays. Mais la révolution de Novembre s'est faite sans eux, sans qu'ils la prévoient, sans qu'ils l'orchestrent. La chute du mur de Berlin paraît les avoir pris de court. L'unification les trouble, comme elle trouble Günther Grass, plus qu'elle ne les réjouit. Certains d'entre eux craignent que la réunification ne les mène à une occidentalisation qui leur ferait perdre toute spécificité.

L'habitude de la dissidence

Leur méfiance est demeurée sans écho. La majorité des citoyens de l'ex-RDA les considère souvent, à tort ou à raison, comme des privilégiés plus ou moins compromis avec l'ancien régime. Mais la compromission n'était-elle pas inévitable dans des pays où, comme en Roumanie, l'appartenance au Parti communiste était obligatoire pour quiconque prétendait à une responsabilité ou simplement à un emploi ?

Il est vrai que ceux dont le désaccord était absolu et avoué ont souvent choisi l'exil, quand ils n'ont pas été purement et simplement expulsés. Installés en Europe occidentale ou aux États-Unis, ils y ont poursuivi leurs œuvres ; ils ont continué à publier des revues et organisé des maisons d'édition, tout en se déchirant entre eux, ce qui est souvent la loi du genre. On aurait pu croire que la libération de leurs pays les convaincrait d'y retourner. Il n'en est rien.

Soljenitsyne est toujours reclus dans sa propriété du Vermont aux États-Unis, où il continue de rédiger son cycle romanesque, la Roue rouge, et ne s'en écarte que pour adresser à ses compatriotes une lettre-programme qui ne semble pas avoir suscité en Russie une adhésion massive. Alexandre Zinoviev, l'imprécateur des Hauteurs béantes et de l'Avenir radieux, n'a pas quitté Munich. Andreï Siniavski et Vladimir Maximov animent toujours de Paris leurs deux revues rivales – Syntaxis et Continent – et le premier n'a fait qu'un bref séjour dans la capitale soviétique. La Maison des artistes de Moscou organise une rétrospective des œuvres du peintre Chemiakine, mais celui-ci réside toujours sur les rives de l'Hudson, comme le poète Joseph Brodsky, prix Nobel de littérature en 1987, et new-yorkais lui aussi, qui rédige maintenant une partie de ses textes en anglais. Le romancier Édouard Limonov, qui a acquis récemment la nationalité française, hante les bistrots de Paris. Le Roumain Virgil Tanase, plus que méfiant à l'égard d'un pouvoir qui n'hésite pas à jouer les mineurs contre les étudiants, n'a pas regagné Bucarest. L'édition originale de l'Immortalité, le dernier roman de Milan Kundera, naturalisé français lui aussi, a été éditée dans notre capitale où se déroule son action. Et le Tchèque Antonin Liehm a publié sa Lettre internationale des bords de la Seine. Pour tous, la dissidence et l'expatriation ont été trop longtemps leur quotidien pour qu'ils y renoncent rapidement. Seraient-ils du reste écoutés par leurs concitoyens aussi attentivement que par leurs lecteurs occidentaux ? On peut en douter.

Les méthodes capitalistes

Car l'Ouest accueille plus que jamais, cette année, tout ce qui vient de l'Est. Les musiciens ont débarqué en masse à Paris pour le festival d'Automne. On a pu entendre le pianiste Kocsis, le violoncelliste Perenyi, le violoniste Andras Keller et son quatuor, l'orchestre du festival de Budapest, équipe d'élite sélectionnée dans l'ensemble des formations de la capitale hongroise, et un essaim de compositeurs, de Kurtag à Szöllössy en passant par Balassa.