La société des loisirs ou la vie rêvée

Quantitativement et qualitativement, la société actuelle est celle des loisirs.
Les Français, comme la plupart des habitants des pays développés, adoptent de nouveaux comportements. Ils tentent par tous les moyens de substituer le rêve à la réalité.
L'engouement croissant pour le jeu montre qu'ils veulent redonner au hasard une place que la société industrielle lui a fait perdre.

Le loisir est une conquête récente des Français. 1936 en fut la première étape, avec l'octroi de « congés payés » à des salariés dont beaucoup se demandèrent avec anxiété comment ils allaient les occuper. Mai 68 apportait de nouvelles revendications, plus philosophiques, concernant le droit à l'épanouissement individuel dans les différentes phases de la vie : professionnelle, familiale, sociale, personnelle. La crise économique de 1973, loin de retarder le processus engagé, l'a au contraire accéléré. La société « postindustrielle », imaginée par le futurologue Hermann Kahn et l'Hudson Institute dans les années 60, profitait de la faiblesse de la société industrielle pour y faire son lit et manifester son insatisfaction par rapport au présent ainsi que son angoisse face à l'avenir, notamment par son goût pour les arts, les voyages ou même les parcs de loisirs...

La révolution culturelle

En un demi-siècle, c'est donc une véritable révolution culturelle, sans drame ni manifestation brutale, qui s'est produite sous nos yeux. La question n'est plus aujourd'hui de savoir quand la France entrera dans la civilisation des loisirs promise par Joffre Dumazedier il y a trente ans. Celle-ci est déjà inscrite, et sans doute définitivement, dans notre vie quotidienne : rappelons qu'un homme consacre au cours de sa vie (72 ans en moyenne) plus de 20 ans au loisir et seulement 8 ans au travail ; rappelons aussi qu'il passe plus de temps devant un écran de télévision qu'à son lieu de travail...

Disposant de plus de temps, les Français consacrent aussi plus d'argent à ces activités choisies : équipements électroniques, voyages, alimentation de fête, sports, achats de services, etc. On peut estimer au total qu'environ un tiers du budget des ménages va directement ou indirectement à des dépenses destinées à acheter du temps libre ou à l'utiliser.

Mais le changement n'est pas seulement quantitatif. Comme la plupart de leurs homologues des pays développés, les Français ont adopté au cours de ces dernières années une nouvelle mentalité vis-à-vis du loisir. Celui-ci s'affirme, de plus en plus, comme une véritable activité, au même titre que le travail. Le « loisir-récompense », héritage judéo-chrétien deux fois millénaire, n'est donc plus d'actualité, en particulier pour les jeunes générations, qui se sentent nullement contraintes de « gagner leur vie (et leur coin de paradis) à la sueur de leur front ». Au cours des années 80, les Français (et les Françaises, phénomène inédit) ont ainsi redécouvert l'existence de leur corps et cédé à leurs pulsions naturelles pour le jeu, la fête, la liberté. Le principe de jouissance est aujourd'hui prioritaire par rapport à celui de réalité.

Le loisir est donc le grand sujet de l'époque, sujet de conversation, de satisfaction, d'étude, de revendication, parfois d'inquiétude ou de frustration. Il constitue aussi un énorme marché sur lequel opèrent la plupart des entreprises, qu'elles vendent des automobiles, des programmes de télévision, des équipements de sport ou des pizzas à domicile. Il est intéressant, dans ce contexte, d'examiner l'évolution récente de la demande et de l'offre qui l'a suivie, ou parfois précédée.

Le rêve plus important que la réalité

L'un des phénomènes sociologiques les plus forts de ces dernières années est la propension des Français à préférer le rêve à la réalité. On trouve les manifestations de cette tendance dans la plupart des activités de loisirs. Les films qui font le plus d'entrées racontent des histoires en forme de contes de fées (Bagdad Café, Romuald et Juliette, Crocodile Dundee), donnent la vedette à des animaux (le Grand Bleu, l'Ours, Roger Rabbit) ; les films fantastiques ou de science-fiction (Batman) battent des records de nombre d'entrées. Les héros du quotidien, comme dans les films de Sautet, attirent moins de spectateurs que les grosses machines oniriques américaines ; on ne les voit même plus à la télévision, où Dallas a depuis longtemps remplacé le Temps des copains.