Partout, après l'arrivée de nouvelles équipes, deux décisions sont prises qui annoncent que l'on est encore dans une phase intermédiaire. Le rôle dirigeant du Parti, clé de voûte du système vaincu, est abandonné, et la promesse est faite de prochaines élections libres qui doivent permettre de renouveler les dirigeants. Exception faite de la Bulgarie, où l'éviction de Jivkov a été menée par le Parti, ce qui caractérise ces changements successifs est tout à la fois le rôle décisif des masses et de l'opposition et le caractère contrôlé de ce qui est partout une vraie révolution. Cependant, conscientes de leur pouvoir, les masses découvrent peu à peu la corruption de ceux qu'elles ont évincés, et une véritable « chasse aux communistes » commence à se mettre en place qui pourrait même menacer à terme les équilibres réalisés. Ces révolutions mettent aussi en cause la présence des troupes soviétiques installées en RDA depuis 1945, et en Tchécoslovaquie depuis 1968. Partout, la revendication de leur départ est exprimée.

De ces changements découlent deux conséquences auxquelles s'ajoute l'inconnu qui plane sur l'avenir allemand. Tout d'abord l'URSS. Moteur du changement politique il y a encore peu de temps, elle se trouve soudain en retrait par rapport aux États qui ont abandonné le rôle dirigeant du Parti et s'engagent dans la voie de la liberté électorale. En n'acceptant pas encore de priver le Parti de son rôle dirigeant, en insistant sur le principe du Parti unique, Gorbatchev renonce par là même à la totale liberté du jeu électoral. Incarnation du changement politique, peut-il s'accommoder d'être soudain rejeté à l'arrière du processus ? De plus, la vague destructrice du système qui a submergé l'Est européen est bien près de revenir vers l'URSS.

Deuxième conséquence : le système d'alliance de ce monde qui fut communiste doit être repensé. Fondée sur des traités bilatéraux entre pays appartenant à un même système – le Pacte de Varsovie et le Comecon –, cette coalition a perdu tous ses fondements. Les traités sont remis en cause : le Pacte de Varsovie peut-il subsister dans sa forme ancienne dès lors que les pays de l'Est européen revendiquent une indépendance totale, notamment militaire, et que les progrès du désarmement conduisent à réviser le poids et la fonction des ententes en général ? Enfin, le Comecon, structure de coopération économique, a peu de sens dès lors que c'est de l'Occident capitaliste et d'abord de la CEE que chaque pays du Comecon attend une aide et des projets de coopération. Certes, la stabilité internationale impose – Gorbatchev et Bush en ont convenu à Malte – que les alliances ne soient pas supprimées d'un coup, et que les modes de relation existant en Europe soient pour un temps maintenus. Mais les volontés populaires qui ont balayé l'ordre existant depuis 1945 dans l'Est européen sont-elles soumises au discours raisonnable des chefs d'État ? Elles ont en tout cas clairement posé que l'ère ouverte en 1917, et qui caractérisait le siècle, a pris fin. Avec une décennie d'avance, c'est le xxie siècle qui commence à Varsovie, à Budapest, à Berlin, à Prague et à Bucarest.

Hélène Carrère d'Encausse
Docteur ès lettres et sciences humaines, professeur à l'Institut d'études politiques de Paris, historienne et politologue, Hélène Carrère d'Encausse figure parmi les meilleurs experts occidentaux de l'Union soviétique. Souvent consultée à chaud par la télévision et par la presse, elle publie aussi régulièrement des ouvrages de réflexion et d'information sur l'URSS, entre autres, à la Librairie Flammarion : l'Empire éclaté (1979) ; le Pouvoir confisqué (1980) ; le Grand Procès (1983) ; le Grand Défi (1986) ; Ni paix ni guerre (1986) ; le Malheur russe (1988).