Le 9 octobre, le Soviet suprême adopta donc une loi définissant les conditions d'exercice de la grève, loi remarquable et ambiguë. D'une part, elle reconnaît le droit de grève jusqu'alors supposé inutile en URSS puisque les travailleurs, détenteurs théoriques des moyens de production, n'avaient pas de raison de faire grève contre eux-mêmes. Mais elle en limite aussi l'exercice en précisant dans quels secteurs, vulnérables pour la sécurité, la prospérité de l'État ou le bien des citoyens, ce droit ne pourrait s'exercer.

L'effet de la loi sur les groupes privés du droit de grève, les mineurs en tête, est inexistant; on le constate presque d'emblée. Quelques semaines après son adoption, la grève reprend dans plusieurs mines d'Ukraine et de Sibérie. À travers leurs organisations, les mineurs se, posent en interlocuteurs directs de l'État dont ils exigent non seulement des concessions matérielles, mais aussi des changements politiques comme l'abolition des privilèges, l'élaboration d'une nouvelle constitution soumise à l'approbation populaire, et, pour certains, l'abrogation de l'article VI de la Constitution qui consacre le monopole politique du Parti communiste.

La création en septembre à Sverdlovsk du Front uni des travailleurs de Russie, qui anime une série de grèves locales dont celles qui ravagent alors la Moldavie et coûtent des dizaines de millions de roubles à l'économie soviétique, suggère aussi que la classe ouvrière ressent désormais la nécessité de mettre en place ses organisations propres dans tout l'espace soviétique. Ces comités ouvriers viennent enrichir la masse considérable des groupements informels qui sont montés en l'espace d'un an de 30 000 à 60 000 environ. Pour toutes ces organisations, il est une seule préoccupation : faire redescendre dans la société un pouvoir qui s'était isolé au sommet de sa pyramide. Et toute la stratégie de Gorbatchev encourage cette évolution. Mais, selon la tradition russe, les réformes ont été décidées « en haut » et le chef de l'État a cru pouvoir les appliquer d'en haut. C'est à un renversement complet de tendances qu'appelle la société, qui déjà multiplie les instances au travers desquelles elle pourra présenter ses propres candidats aux élections locales du printemps 1990, instances qui lui permettent déjà de faire constater l'inutilité de l'ensemble de la structure syndicale.

Pouvoir politique et pouvoir réel

Faut-il s'étonner que la classe politique soviétique soit plus que jamais divisée sur la voie à suivre ? Dès juillet, lors d'une rencontre avec le Comité central, Egor Ligatchev annonce que le Politburo doit convoquer un Congrès des députés des travailleurs, suggérant par là qu'au Congres des députés du peuple, trop fourni en intellectuels réformateurs, il faut opposer une vraie représentation de la classe ouvrière, un contre-congrès. En octobre, le même Ligatchev, dans une interview publiée par Argumenty i Fakty, déclare que « la classe ouvrière et la paysannerie sont offensées de n'être pas représentées dans le Congrès des députés du peuple en fonction de leur place dans la société ». Et c'est ainsi que se développe peu à peu une attaque générale contre la politique de réforme, présentée comme une invention abstraite d'intellectuels ignorant tout des vraies aspirations des travailleurs.

Confronté à cette grogne conservatrice, Gorbatchev use une fois encore de l'arme de la purge. Le plénum, ouvert le 20 septembre, élimine cinq personnes du sommet de l'appareil, c'est-à-dire du Politburo : Tchebrikov, chassé tout à la fois du Politburo et du Secrétariat, Chtcherbitsky, qui, la semaine suivante, est également évincé du poste de Premier secrétaire de la république d'Ukraine, Viktor Nikonov, éliminé aussi du Secrétariat où il partageait la responsabilité de l'agriculture avec Ligatchev ; et deux suppléants au Politburo : Youri Soloviev, battu aux élections de Leningrad, et le vice-Premier ministre Talysine. Si l'on ajoute que Gorbatchev élimine en décembre les chefs du Parti de Moscou et de Leningrad, on ne peut que constater sa puissance au sein du Parti. Il est désormais le plus ancien au Politburo et au Secrétariat, où presque tous ses collègues ont été nommés par lui après le 11 mars 1985. À le constater, on ne peut qu'être impressionné par l'écart existant entre sa capacité à manipuler le Parti et à recomposer indéfiniment ses organes dirigeants, et son incapacité à imposer sa volonté à la société.