Dans ce déséquilibre entre pouvoir politique et pouvoir réel, Gorbatchev tente désespérément de s'appuyer sur des forces alternatives qui lui permettraient de retrouver le contact d'une société figée dans ses déceptions. Le spectaculaire rapprochement avec l'Église orthodoxe, effectué lors de la célébration de son millénaire en 1988, s'étend à d'autres religions, notamment au catholicisme. La visite de Gorbatchev à Jean-Paul II, le 1er décembre, éclaire cette politique religieuse et ses difficultés. En se rendant au Vatican, il espère tout à la fois obtenir la reconnaissance pontificale de son image réformatrice et, avec l'aide d'un pape conscient des périls d'une trop rapide montée des aspirations populaires, calmer les nationalismes, là où ils s'entremêlent au religieux catholique, en Lituanie, et surtout en Ukraine. Les manifestations de masse de Lvov ont montré qu'en Ukraine aussi les tensions nationales pouvaient déboucher sur l'explosion. Pourtant, pour ouverte qu'ait été la rencontre du 1er décembre, Gorbatchev n'a pu donner au pape les apaisements nécessaires sur le problème uniate. Il est freiné par la pression de l'Église orthodoxe de Russie dont le soutien moral et social au pouvoir et la place qu'elle occupe dans le nationalisme russe montant imposent qu'on la ménage. Gorbatchev est aussi gêné par un Parti qui reste résolument attaché à son monopole idéologique, et qui ne peut accepter la reconnaissance des religions comme système de valeurs alternatif. Cela explique que les concessions aux Églises – plus de 3 000 lieux de culte rouverts – ne soient que partielles (la loi sur la liberté de conscience, décisive pour les nouveaux rapports État-Église, n'est toujours pas votée), et aussi que le responsable des affaires religieuses au Conseil des ministres – C. Khartchev –, très libéral en la matière, ait été démis au printemps.

La loi sur la liberté de conscience n'est pas la seule victime des oscillations du pouvoir entre réforme politique et prudence. Il en va de même de la loi sur la presse, toujours annoncée et toujours repoussée. Ces délais exaspèrent les intellectuels favorables à Gorbatchev, et lui aliènent progressivement leur soutien. Symbole de cette évolution de l'intelligentsia s'éloignant d'un Gorbatchev déjà privé de la confiance populaire, la critique croissante de Sakharov qui, jusqu'à l'heure de sa disparition le 15 décembre, a multiplié les mises en garde. L'attitude de l'intelligentsia peut être résumée par un propos de Youri Afanassiev : « Gorbatchev doit choisir entre la perestroïka et la nomenklatura. » Choix d'autant plus malaisé que la base de légitimité du système ne cesse de se réduire. Deux points d'ancrage ont subsisté jusqu'au début de l'hiver 1989 : la référence à Lénine et le succès international du communisme que traduisait l'existence de l'alliance dans l'Est de l'Europe.

De Varsovie à Bucarest

Lénine, pourtant, est de plus en plus souvent mis en cause par une presse que la glasnost a libérée de tous les tabous. La publication du récit officiel de l'assassinat de la famille impériale a révélé à une société horrifiée la cruauté jusqu'alors dissimulée des débuts de la révolution. La parution dans la revue Novy Mir de l'Archipel du Goulag de Soljenitsyne a précipité la prise de conscience du lien existant entre le stalinisme et la politique répressive de Lénine. Depuis lors, l'image encore préservée de Lénine a cessé d'être innocente de tous les maux du système et la révision s'est engagée sur deux points fondamentaux : la révolution d'octobre n'aurait-elle pas brisé les chances démocratiques ouvertes par celle de février ? Le stalinisme ne serait-il pas une pure et simple continuation du système mis en place par Lénine ? Faut-il alors s'étonner qu'en novembre, les manifestants aient commencé à s'attaquer aux statues ou aux effigies du Père de la révolution ? Autour du mausolée qui a fermé ses portes au même moment pour une opération de contrôle, plane déjà le doute : et si, comme ce fut le cas jadis pour Staline, cette fermeture momentanée préludait à une fermeture définitive ? La dernière référence stable du régime soviétique s'effrite ainsi peu à peu.