C'est alors, contre toute attente, contre toute logique, contre le chœur indigné des esprits chagrins stigmatisant « ces publicitaires qui jouent à l'artiste quand ce n'est pas au sociologue », que le miracle se produit. Jean-Paul Goude, pour 600 millions de Terriens rivés à leur télévision et 500 000 Parisiens et touristes descendus dans la rue, réussit l'impossible pari. Un carnaval extraordinaire, un hymne à la multitude et à la différence, une fête enfin, une vraie, qui voit défiler sur les Champs-Élysées des poneys peints en zèbres et des Bécassines en tutu arc-en-ciel, la pluie anglaise et la neige russe, des bayadères indiennes et des tirailleurs sénégalais, des enfants de toutes les couleurs et une locomotive à vapeur, jouet en bois grandeur nature... Les troupes pacifiques du général Goude marchent au pas sur un patchwork musical où se mêlent accordéons, steel band, cornemuses, trombones et tous les tambours du monde. La bataille, gagnée, s'achève place de la Concorde, lorsque Jessye Norman, ample et tutélaire dans une interminable robe bleue d'Azzedine Alaïa, entonne la Marseillaise... Les Cassandre effarouchées, qui ne voyaient là que balivernes et « gouderies », peuvent encore, si la vérité et la profusion du spectacle ne les ont pas convaincues, se réfugier à l'abri d'une autorité incontestable. Dans la Fête révolutionnaire, l'historienne Mona Ozouf rappelle que, dans les premières années de la République, la célébration du « 14 juillet est une danse, un chef-d'œuvre de pure activité où les mouvements d'un peuple unanime s'ordonnent par miracle dans les figures d'un ballet gracieux et gratuit ». N'est-ce pas là la définition même de la splendide « gouderie » ?

Qui marquera l'apothéose et le déclin de la célébration – déclin que scellera en novembre l'échec commercial du diptyque cinématographique de Robert Enrico et Richard T. Heffron : la Révolution française, deux films luxueux et ambitieux (les Années lumière, les Années terribles), produits pour un budget monumental de 300 millions de francs, mais arrivés trop tard alors que la ferveur était bien retombée.

... du cinéma...

Ferveur sinon retrouvée, du moins réamorcée, pour le cinéma en général, malgré ce cas particulier. L'année 1989 s'achève par un léger regain d'optimisme chez les professionnels : la chute de la fréquentation a été stoppée et l'on devrait même assister, pour la première fois depuis 1982, à une légère remontée des entrées.

En 1982, justement, 200 millions de spectateurs étaient allés dans les salles. En 1988, ce chiffre était tombé à 122,4 millions. D'après les statistiques du Centre national de la cinématographie, on a enregistré, pour les trois premiers trimestres, une hausse de la fréquentation de 2,4 %. Chiffres secs, abstraits, qui font trembler une toute petite lumière d'espoir dans les salles obscures désertées. Parce que, oui, il faut souhaiter que ça aille mieux, encore mieux, toujours mieux.

Mais il ne faut surtout pas se risquer à pavoiser. Sur les vingt films ayant remporté le plus de succès en France cette année, trois seulement sont français : Trop belle pour toi, de Bertrand Blier, la Vie et rien d'autre, de Bertrand Tavernier, et, de justesse, en dix-neuvième position, Romuald et Juliette, de Coline Serreau. Les autres ? Américains, bien sûr. À eux seuls, Rain Man, de Barry Levinson, avec Dustin Hoffman, et Indiana Jones, de Steven Spielberg, avec Harrison Ford, ont attiré 6 millions et demi de Français....

S'il fallait conserver une image forte, très « 89 », de cette année cinématographique, ce serait peut-être celle d'Isabelle Adjani venant recevoir un des cinq césars décernés à Camille Claudel. Elle est entrée en courant, extrêmement belle et brune, parée de lourds bijoux comme une sultane. Elle a interrompu les applaudissements, essoufflée, en état d'urgence. Appuyée à sa petite tribune comme à la barre d'un prétoire, elle a dit : « Parce qu'on croyait révolues l'exclusion de l'artiste et sa condamnation à mort, permettez-moi de vous lire un passage, quelques lignes d'un texte. » Elle n'a pas attendu la permission, elle a enchaîné : « ... La Volonté, c'est de ne pas être d'accord, ne pas se soumettre, s'opposer. » Isabelle Adjani a encore dit le nom de l'auteur et de l'œuvre dont le texte était extrait : « Salman Rushdie, Versets sataniques ». Puis elle est partie, toujours courant.