Cette victoire n'était dépourvue ni d'ambiguïté ni d'incertitude pour l'avenir. Majoritairement à droite au soir du premier tour, l'électorat n'avait pas adhéré massivement au socialisme à l'issue de deux nouvelles semaines de campagne. Ses motivations avaient été pour le moins complexes : peur du changement ; réflexe légitimiste en faveur de l'homme en place, dont l'âge et l'expérience rassuraient en particulier la fraction féminine qui, pour la première fois, lui accordait la majorité de ses suffrages (54 % au lieu de 49 % en 1981) ; désir de faire perdurer la cohabitation qui contraignait les deux moitiés de la France à un minimum d'entente au sommet de l'État ; rejet de la personne même de Jacques Chirac par 14 % des électeurs barristes et 26 % des électeurs lepénistes du premier tour qui avaient voté au second en faveur de François Mitterrand sans avoir pour autant adhéré à ses conceptions économiques et sociales ou politiques. La majorité présidentielle paraissait menacée d'érosion dans le long terme en raison du recul de l'audience du chef de l'État en milieu masculin (54 % en 1988 au lieu de 56 % en 1981) et, plus encore, dans la catégorie d'âge la plus porteuse d'avenir : celle des 18 à 24 ans (56 % en 1988 contre 63 % en 1981).

L'ouverture et ses limites

Pour prévenir les risques politiques d'une telle évolution, François Mitterrand nomma, dès le 10 mai, aux fonctions de Premier ministre un homme chargé de briser l'opposition en la brusquant : Michel Rocard. Celui-ci fit entrer dans son gouvernement deux de ses membres le 12 mai à titre de ministres (Michel Durafour et Jacques Pelletier), puis un troisième le 13 à titre de secrétaire d'État (Lionel Stoléru), au moment même où il demandait au président de la République de dissoudre (le 14) l'Assemblée nationale dans l'espoir de rendre possible le déferlement, pour le moins, d'une minivague rose. À cet effet, les dirigeants socialistes s'efforcèrent de rejeter la responsabilité d'une telle décision sur l'UDF et le RPR qui auraient refusé l'ouverture.

À l'exception de Raymond Barre, qui estima le 15 mai que cette décision répondait à la « logique des institutions », l'opposition protesta et le centriste Pierre Méhaignerie déclara le 16 : « ... J'ai le sentiment d'avoir été trompé... Parler d'échec de la politique d'ouverture quand on n'a pratiqué que le débauchage individuel, c'est malhonnête. » Ses dirigeants décidaient alors de présenter dans chaque circonscription un candidat unique dès le premier tour sous le signe de l'union du rassemblement et du centre : l'URC était née.

À la surprise des hommes au pouvoir et de nombreux observateurs politiques, elle fut largement majoritaire en sièges le 5 juin et manqua de peu la victoire le 12. Avec 268 élus, elle faisait presque jeu égal avec ceux de la « majorité présidentielle » (275), à laquelle manquaient 14 sièges pour atteindre la majorité absolue et gouverner sans le concours des communistes ou sans l'appoint de quelques députés de la nouvelle opposition.

Ces élections législatives eurent pour première conséquence de démystifier les élections présidentielles. Contrairement à ce qui s'était passé le 14 juin 1981, la droite, toutes tendances confondues, restait bien majoritaire en voix le 5 juin 1988 avec 50,82 % des suffrages exprimés, ce qui signifiait que la victoire du président sortant n'était pas celle de la gauche. Par ailleurs, le reflux brutal du Front national de 14,39 % le 24 avril à 9,79 % des suffrages exprimés le 5 juin prouvait que la progression de ce parti n'avait rien d'irréversible, ce qui rendait leur liberté d'action au RPR et à l'UDF. Les hommes politiques de gauche ne pourraient plus les accuser de collusion avec un parti dont la représentation parlementaire était réduite à une élue. Enfin, en effaçant l'impact de la candidature Mitterrand sur les électeurs de gauche, le vote du 5 juin relativisait le déclin du PCF, qui recueillait encore 11,31 % des suffrages exprimés ; surtout, il mettait en évidence l'isolement à gauche du PS, qui, avec 37,54 % des suffrages exprimés le 5 juin 1988 contre 38,30 % le 14 juin 1981, se stabilisait à la baisse et se voyait contraint par les électeurs de pratiquer une politique d'ouverture qu'il n'avait su ou pu mener à bien lors de la formation du premier gouvernement Rocard.