Pour se débarrasser du dépôt, le Nigeria utilise la manière forte ; il rappelle son ambassadeur à Rome, emprisonne quinze personnes impliquées dans le scandale et menace d'exécuter les trafiquants. L'Italie affrète le porte-conteneurs allemand Karin-B pour rapporter les déchets près de Ravenne, mais les autorités locales du port voisin refusent le débarquement. Durant l'été, l'Espagne, la France, la Grande-Bretagne, la RFA successivement déclarent le bateau indésirable et envoient même des navires de guerre lui barrer le passage. « Il s'agit de déchets toxiques, mais que l'on peut traiter sans danger dans des installations spécialisées, même chez nous en France, d'où vient une partie de ces déchets », indique Jacky Bonnemain, responsable du mouvement écologiste Robin des Bois : « Les marins sont pris en otage, et cette irresponsabilité des pays occidentaux conduira de plus en plus à des largages en mer, qui sont bien pires. » Il fallut attendre l'automne pour que le Karin-B pût terminer sa « croisière » dans un port italien.

Des centaines de millions de tonnes

« Durant les six premiers mois de 1988, 560 compagnies américaines ont demandé à leur gouvernement l'autorisation d'exporter des déchets, alors qu'il n'y avait que dix demandes par an il y a dix ans », indique François Roelants du Vivier, député européen et membre de l'Entente européenne pour l'environnement. Si les mouvements et les trafics s'intensifient, c'est d'abord parce que les pays occidentaux croulent sous leurs ordures. Chaque année, leur production atteint 260 millions de tonnes pour les États-Unis, et 150 millions de tonnes environ pour l'Europe des Douze. Une grande partie est constituée de remblais inertes, ou encore de détritus combustibles comme du carton ou du plastique. Pour la France, cette catégorie de déchets « banals » est estimée à 32 millions de tonnes, soit presque le double des ordures produites par les particuliers. L'industrie française engendre 18 millions de tonnes de déchets dits « spéciaux », qui contiennent des substances chimiques nocives en concentration plus ou moins élevée, comme des hydrocarbures, des huiles usées, des solvants... Restent enfin les déchets classés « toxiques », à raison de deux millions de tonnes par an, selon un recensement du ministère de l'Environnement. Cette catégorie comprend des déchets métalliques ou acides, comme ceux que produit l'industrie des traitements de surface ; d'autres poisons, aussi, comme les sels de cyanures et des dérivés de la chimie.

Des limites mal définies

Tous les déchets ne sont pas dangereux pour la santé. Un grand nombre d'entre eux sont inertes, comme les schistes, que l'on extrait en même temps que le charbon, le verre cassé ou les énormes quantités de papier d'emballage consommées par l'industrie. En 1988. les affaires qui ont défrayé la chronique ont toujours concerné des déchets dits « toxiques ». Les cargaisons empoisonnées que la télévision a montrées et dont les journaux ont fait état étaient composées des résidus de l'industrie chimique, de cocktails de métaux lourds, d'acides ou de solvants actifs, ou encore de cendres d'incinération.

Le degré de nocivité présenté par ces substances fait parfois l'objet de discussions byzantines entre experts. Il n'existe bien souvent ni normes internationales ni seuils médicaux reconnus pour se repérer. La commission européenne elle-même n'a pas encore publié de liste de produits toxiques. Le danger du plomb ou de l'amiante est désormais reconnu partout, tandis que les quantités de zinc ou d'aluminium tolérables par l'organisme restent incertaines. On discute aussi du cas de la dioxine, connue par le grand public comme le « poison de Seveso ». Il est en effet extrêmement difficile de calculer la limite à ne pas dépasser pour l'homme : entre le rat et le cobaye, la dose mortelle varie de 1 à 100 !

Ces querelles entre les scientifiques permettent parfois à certains trafiquants de minimiser le danger. Les limites font en effet rarement l'unanimité et on ignore souvent ce qui se trouve dans les fûts. L'industrie chimique, par exemple, produit des centaines de milliers de substances différentes. Bien souvent, seul le fabricant sait quelles précautions prendre et comment les éliminer. Pour certains produits, comme le mercure ou les insecticides, le danger vient de l'accumulation dans les chaînes alimentaires, qui menace les poissons, le bétail, et enfin l'homme. Tel produit, qui semble aujourd'hui inoffensif, peut ainsi devenir mortel en quelques années pour l'homme et pour son environnement.

7000 francs la benne

En principe, tous les déchets doivent être traités selon des règles précises qui respectent l'environnement. En pratique, les capacités des centres spécialisés sont très insuffisantes : en 1985, 20 % seulement des déchets spéciaux ont été traités correctement. Le reste a été camouflé, volontairement ou non, dans les ordures ménagères, ou déversé clandestinement, ce qui est facile lorsqu'il s'agit de liquides. Plus inquiétant encore : moins de la moitié des déchets toxiques ont été traités dans les centres agréés. Il est vrai que l'élimination y coûte fort cher, jusqu'à 4 500 francs la tonne pour l'incinération de liquides organochlorés au centre de Saint-Vulbas, dans l'Ain. Il est donc tentant d'utiliser des filières illégales.