C'est qu'il interprète très vite, dès cette année, la chanson de tout candidat sous la Ve République, à savoir qu'il n'a de comptes à rendre qu'aux Français et qu'un parti n'a pas à le contrôler. Sans doute est-il plus soucieux des problèmes partisans qu'il ne l'avoue, plus attentif aux querelles électorales qu'il ne le reconnaît, plus préoccupé des états d'âme des députés qu'il ne l'admet ; sans doute sait-il que l'appareil RPR ne lui est pas acquis et que sa difficulté est moins de vaincre au second tour que de gagner au premier ; mais il se conduit comme si ces questions-là le concernaient peu ou guère. C'est que la tortue Barre se révèle être aussi une fourmi qui engrange avant le sprint.

Pour s'en tenir à un bestiaire, ces animaux-là ne conviendraient pas à Michel Rocard. Sa tâche assurément n'est pas aisée. Car, contrairement à ses trois grands concurrents, ses trois rivaux, il ne sait pas exactement ce que sera son rôle dans la pièce qui va se jouer. Que François Mitterrand se déclare et il devra abandonner toute ambition. En attendant, lui qui a manqué un premier rendez-vous avec l'Histoire en 1980 quand – déjà – ses espoirs s'étaient brisés sur la volonté de François Mitterrand, il fait « comme si ». Comme si demain, tout obstacle renversé, il pourra réussir son pari : « dire et faire des choses pour ce pays ». Alors il se déclare, il occupe la scène, il critique les socialistes, il ne ménage même pas ses flèches contre le président, quitte parfois à reculer. Ne va-t-il pas jusqu'à dire un jour d'été qu'il ne voit pas de raisons à ce que Mitterrand se représente, sauf « guerre mondiale ou énorme tremblement de terre » – une « boutade » rectifiera-t-il le lendemain ? C'est qu'il a intérêt à tout faire pour accréditer l'irréversibilité de sa candidature, ne serait-ce que pour tenter d'éloigner d'autres ambitieux, socialistes, un Laurent Fabius, un Jean-Pierre Chevènement par exemple : une campagne d'affichage, un livre, un passage à « Apostrophes » sont là pour scander l'aventure. Mais, tandis que François Mitterrand grommelle (« on a un successeur comme on a des héritiers ; même si ce n'est pas ceux qu'on aurait voulus... »), le chemin, déjà difficile, paraît vers la fin de l'année encore plus ardu : les sondages de popularité baissent, des dirigeants socialistes montrent les dents, certains fidèles sont en proie au doute. Il en faudra sans doute plus pour que Michel Rocard renonce. C'est que l'ambition est ancienne et que la certitude de pouvoir être utile est ancrée. Simplement, celui qui fut, un temps, l'enfant chéri de la gauche, celui qui par-dessus tout aime la mer s'aperçoit qu'il est délicat de naviguer contre des vents contraires.

La petite phrase d'un ministre

Qu'on nous pardonne de nous être tant attachés aux hommes et à ces quatre-là en particulier. Il ne pouvait en être autrement : faute de grands débats, l'année est surtout celle des ambitions et des calculs personnels. Et chacun sait que le sort de la France se jouera entre François Mitterrand, Jacques Chirac, Raymond Barre et Michel Rocard. Qu'ils attendent pour se livrer vraiment, qu'ils retardent volontairement leur entrée en scène, ayant peur d'user l'attention du public et craignant de manquer de répliques, n'est guère contestable. Il l'est encore moins de nier leur puissance.

Et pourtant... Un étranger peu au fait de nos coutumes et peu enclin à comprendre le goût latin des Français pour la dramatisation, en conclurait vite, à entendre l'agitation et à lire la presse, qu'un autre homme retient surtout l'attention et monopolise le débat politique. C'est que Jean-Marie Le Pen, fort de son groupe parlementaire et d'un réel pouvoir de parole, pèse sur le jeu politique d'un poids supérieur à sa véritable influence. Le président du Front national est aussi candidat à l'élection présidentielle – il s'est même déclaré le premier, et il entame des mois avant les autres sa campagne. Lui ne s'avance pas masqué ; au contraire il se découvre, il s'expose, il attire l'attention. Il lui faut en effet faire gros et faire fort pour recruter des électeurs sans que pour autant son idéologie ne les rebute. Le pari est difficile.