Le plus étonnant et le plus mystérieux reste François Mitterrand. Tapi à l'Élysée, il n'en sort que pour accomplir les obligations de sa charge, plonger avec délices dans des bains de foule en province ou prononcer quelques phrases à la télévision. Ses apparitions, finalement, sont rares, mais elles constituent, chaque fois, un électrochoc pour la classe politique, contrainte de subodorer, faute de savoir. Qu'il semble détaché et la voilà assurée : il ne se représentera pas. Qu'il emploie un futur au lieu d'un conditionnel et la voici tout aussi certaine : il se représentera. Mais vite, de nouveau, le tableau se brouille. Comme ce soir de mars où il déclare à Anne Sinclair : « Je n'ai pas l'intention de me présenter », avant de lui dire : « On verra, j'aviserai ».

Rien, en tout cas, ne lui échappe, ni la situation au parti socialiste ni l'attitude du gouvernement dont il tient à se démarquer au moindre « dérapage ». Alors il apparaît comme le rassembleur, le garant de l'unité de la France, le sage, le patriarche. En partie maître du jeu, en tout cas maître du temps. Ce costume lui donne une force nouvelle, d'autant plus puissante qu'il ne gouverne pas, qu'il n'a pas en charge la gestion quotidienne et qu'il peut donc, à loisir, envoyer des coups d'épingle à ceux qui sont aux affaires. Il se paiera même le luxe, lui qui critiqua tant les institutions du général de Gaulle, d'en souhaiter la réforme et le rajeunissement.

C'est que François Mitterrand, si longtemps le mal-aimé de la politique, découvre une saveur nouvelle qui a un goût de miel : la popularité. Jamais autant que cette année, il n'a recueilli un si important capital de confiance, de capacité ou de sympathie. Homme d'État, cohabitant modèle, président reconnu, les éloges pleuvent et cette nouvelle situation, qu'il gère habilement, lui donne un poids qu'il n'a jusqu'à présent pas connu. Au point qu'une polémique lancée sur son âge – François Mitterrand a 71 ans – fait long feu.

Toute médaille pourtant a son revers et celle-ci comme une autre. François Mitterrand lui-même sait bien qu'il est d'autant plus populaire qu'il n'est pas perçu comme un acteur ordinaire. Qu'il se réinscrive dans le jeu politique habituel et il risque de perdre des points. Le voici qui, à l'automne, est à la télévision, invité par Christine Ockrent : il critique le gouvernement comme rarement, il rappelle qu'il reste socialiste, il est d'une vibrante pugnacité. Et même si une fois de plus il laisse planer le mystère (« La moitié de moi-même me dit de ne pas y aller, mais je sais que c'est l'autre moitié qui l'emportera ») dit-il, citant son ami l'ancien président de la République italienne, beaucoup ont le sentiment que, cette fois, François Mitterrand a attaqué. Est-ce un hasard ? Un mois après, un sondage indique qu'une majorité des Français ne souhaite pas qu'il effectue un second mandat. Bref, tout se passe comme si le chef de l'État, éminemment populaire lorsqu'il rassemble, perd de son aura quand il redevient un homme politique comme un autre. Lui-même sait bien, en cette fin 1987, que tout son problème, et celui de son éventuelle candidature, est dans cette contradiction.

Jacques Chirac n'a pas le même problème. Comme le chef de l'État, il connaît les rumeurs de la ville : mais si elles s'extasient sur le mystère Mitterrand, elles répètent à l'envi que non, décidément, le Premier ministre n'est pas un présidentiable. Il est vrai que Jacques Chirac, depuis longtemps, a appris à mépriser les propos des dîneurs en ville qui n'ont jamais eu pour lui des regards énamourés. D'autant que ses atouts ne sont pas négligeables : sans doute les soubresauts boursiers vers la fin de l'année jettent-ils quelque ombre sur l'extraordinaire succès des privatisations ; sans doute la situation économique est-elle moins favorable que ne le pronostiquaient les croisés du libéralisme. Mais le pays est tranquille, la sécurité – un des grands thèmes des élections de 1986 – s'est améliorée et la cohabitation a fait la preuve qu'elle était un système viable. Bref, le pari a été tenu et Jacques Chirac s'apprête à le rappeler à l'opinion, lui qui a joué son avenir politique sur cette hypothèse face à un Raymond Barre réprouvant l'idée même de la dualité. Dans la bataille qui s'annonce, l'hôte de Matignon tient d'autres cartes : en dépit de quelques dissonances et autres minicrises, la majorité lui a été fidèle et il dispose d'un parti, le RPR, de nouveau parfaitement soudé et apte, comme il l'a fait si souvent, à mener les plus rudes joutes. Volontiers bretteur, à la fois réaliste et instinctif, réel animal politique, Chirac a déjà dessiné ce que sera sa campagne. Lui, plus qu'un autre, se battra sur un bilan et souhaitera qu'on lui donne les moyens de poursuivre sa tâche de « redressement ». D'ailleurs peut-il faire autrement ? Car Jacques Chirac en 1987 est une singularité : il est le seul qui puisse être regardé – et donc jugé – comme gouvernant et comme candidat. Chez lui, les deux costumes ne font qu'un et, avant même que la campagne ne soit ouverte, il est déjà sur la scène. Contraint non pas de répéter son rôle mais de le jouer.

La cohorte des prétendants

Raymond Barre a plus le temps et le rôle de la tortue lui sied – « rien ne sert de courir... laissez-moi être la tortue » dit-il en janvier. Dans la majorité sans en être tout en en étant (« Je n'ai jamais cherché à cultiver ma différence dans la majorité, mais je ne la gommerai pas » dit-il encore), candidat peu à peu déclaré, il se presse à son rythme, c'est-à-dire lentement. C'est, pensent ses amis, que cette attitude accentue son image de présidentiable que lui reconnaissent les Français. Cette discrétion, ce souci de ne pas apparaître comme participant à la vacuité du microscome ne l'empêchent pourtant pas d'ajuster des flèches vigoureuses et de décocher des traits qui ne sont courtois que dans la forme : il ne se cache guère, au fil de ses discours, pour assurer, un jour, qu'il aurait agi « autrement » ou, un autre, qu'il aurait adopté « d'autres modalités d'exécution ». Ainsi, sans grand bruit mais soutenu par un puissant réseau de fidèles, il affermit sa stature ; il taille à sa mesure le costume de candidat qu'il n'aura plus qu'à enfiler, tout naturellement, le moment venu ; il modifie subtilement les défauts de son image. Le dit-on professoral et trop économiste ? Il se dévoile, à « Apostrophes » chez Bernard Pivot familier et amoureux des poètes. Le juge-t-on solitaire ? Il se montre entouré de son équipe, de femmes, de socioprofessionnels. Le pense-t-on éloigné de la vie quotidienne ? Il multiplie les « visites-surprises » dans des quartiers, des usines, chez des gens.