Or, c'est en ce début du xxe siècle que naît le Wiener Philharmoniker issu de l'action menée par le Wiener Concert Verein qui attire l'attention sur toute une série de jeunes compositeurs extraordinaires néo-romantiques ou d'avant-garde. Plusieurs associations se constituent au même moment pour favoriser le goût de la musique, tels les « Concerts symphoniques ouvriers » qui font découvrir Beethoven dans le milieu populaire. Or ces concerts sont fortement marqués par l'influence des jeunes compositeurs, Arnold Schönberg, puis Anton von Webern.

Schönberg

Schönberg « le conservateur que l'on a forcé à devenir révolutionnaire » dit-il de lui, fortement influencé par Wagner mais fidèle aux règles romantiques de Brahms, demeure, même s'il est soutenu par Mahler, alors marginal. Sa Symphonie de chambre, opus 9, le souligne bien au moment de son exécution : le polymorphisme des accords, la pluralité des lignes directrices outrepassaient les normes habituelles et firent que l'œuvre fut mal accueillie des mélomanes (1906). Ses pièces pour orchestre préludent à la théorisation de « la mélodie des timbres » qu'il exposera en 1911 dans son Traité d'harmonie, mais son œuvre souligne, comme celle des plasticiens, son aptitude à représenter l'angoisse et le macabre. On lui refuse au même moment une chaire de composition à l'Académie de musique et Schönberg quitte Vienne pour Berlin. Comme l'écrit un amateur de musique nouvelle en 1912 « l'art qui anticipe sur le futur est mal aimé... ». C'est à Berlin que seront mis au point après 1915 les principes du dodécaphonisme et de la musique sérielle. Pourtant, il ne faut pas en déduire une opposition vivace entre la tradition et les novateurs ; Mahler montre qu'il y a des liens entre les deux écoles, même s'il apparaît comme le maître à penser des novateurs. Certains d'ailleurs le récusent, tel Webern, qui lui reprochera l'infantilisme de ses compositions.

Webern

Webern, disciple de Schönberg, est d'abord chef d'orchestre. Compositeur, il rompt carrément avec le romantisme et prône une musique objective, par jeu de valeurs et de proportions : il se fait remarquer par son extrême discrétion sonore, la haine du bruit inutile, la concision de la forme. Il est aussi celui qui a consommé le plus radicalement la rupture avec la tonalité. Berg et Schönberg cherchent à réintégrer le tonal dans le sériel. Webern ne manifeste jamais une telle intention. Son œuvre fut longtemps méconnue, mais, chef d'orchestre des « Concerts symphoniques ouvriers », il eut une influence certaine.

Berg

Alban Berg, entré dans l'orbite de Schönberg dès 1904, se fait connaître par des mélodies chantées et des œuvres de chambre. Son Quatuor à cordes de 1911 surprit Schönberg « par l'ampleur et l'aisance de son langage mélodique, par la puissance et la sûreté du développement, par la minutie du travail accompli et par son immense originalité ».

D'ailleurs, les novateurs bénéficient à ce moment d'une meilleure compréhension de la part d'un public traumatisé par la mort de Mahler et plus ouvert à la rupture avec la tradition. Certes, on joua avec succès aux « Semaines musicales » de juin 1912 la IXe de Mahler, dirigée par Bruno Walter, mais en 1913 un concert présentant au programme des œuvres de Berg, de Schönberg, de Webern devait dégénérer en affrontements qui n'étaient pas seulement verbaux.

La lecture de la presse montre bien d'ailleurs ce qu'attend et aime le public viennois, les grandes œuvres sûres : Verdi, Brahms, Bruckner, Mozart, Haydn, et naturellement les Strauss ou les Lehar, c'est-à-dire l'opérette, qui d'ailleurs sera écartée des programmes de l'Opéra, sans doute parce qu'elle est insuffisamment sérieuse. Schönberg et ses amis n'ont guère d'audience en dehors des milieux avancés. Ce n'est pas pour rien que Schönberg suggère en 1918 que « l'organisation des concerts doit être soustraite aux considérations mercantiles et... que, unis dans une étroite collaboration, les créateurs... s'adresseront directement au public ». Le 6 décembre 1918 est créée l' « association pour des exécutions musicales privées ». L'association, après avoir organisé 117 concerts, au cours desquels furent jouées 154 œuvres contemporaines, fut dissoute en décembre 1921, morte de ces critères « élitistes » puisqu'on rejetait le grand public : « les exécutions seront soustraites à l'influence corruptrice du public ; en d'autres termes, on devra faire abstraction de tout esprit de compétition et ne tenir compte de l'approbation ou de la désapprobation » avait déclaré dès février 1919 Alban Berg. Mais le mythe de Vienne est-ce le groupe de Schönberg qui le crée ?

La capitale de l'Empire et l'esprit viennois

« C'est en Autriche et dans les États successeurs que sont apparus nombre, sinon même la plupart des penseurs les plus influents du vingtième siècle : Freud, Brentano, Husserl, Buber, Wittgenstein, Lukacs, et bien d'autres », écrit William Johnston, dans l'introduction de son ouvrage l'Esprit viennois « Comment ce royaume en voie de disparition a-t-il donné le jour à tant de penseurs novateurs ? Telle est la question à laquelle ce livre entend répondre ».