Ainsi domine une vision angoissée du monde, un refus évident de la réalité que l'on retrouve d'ailleurs au même moment chez les expressionnistes allemands et qui conduit dans une certaine mesure à une vision apocalyptique de la société dont les conséquences politiques ne seront pas négligeables. Mais on comprend que ces deux derniers artistes, Schiele comme Kokoschka, puissent attirer ceux qui font les modes, car ils servent en quelque sorte de contre-pied à la vision habituelle d'une Vienne gaie, insouciante, où il fait bon vivre.

En même temps, Vienne, capitale d'un énorme empire, se transforme. 1870-1914 fut une période d'urbanisme remarquable. Otto Wagner et Adolphe Loos furent les maîtres d'œuvre de cette période dans la mouvance de la nouvelle architecture européenne. Le plan d'urbanisme de 1857 entraîne en quelques années la construction d'une série de bâtiments remarquables : Parlement, hôtel de ville, université, Burgtheater, palais, immeubles de rapport tout autour du boulevard circulaire, le Ring. En 1892-1893 fut ouvert un concours portant sur un « Programme général de planification » de l'agglomération viennoise. Désormais, l'architecture monumentale de prestige devait théoriquement s'effacer devant les réalisations des ingénieurs, mais on eut la sagesse de faire appel également à des artistes.

C'est ici qu'intervient Otto Wagner. Formé à Vienne, puis à Berlin, ce dernier avait acquis une certaine notoriété par des constructions officielles à caractère « historiciste ». En 1894, il devenait directeur de l'École d'architecture de l'Académie et publiait en 1895 un véritable livre programme, Moderne Architektur, qui ouvrait la voie à une réflexion nouvelle : la vie moderne devait être le point de départ de la création artistique. Reprenant les principes de Gottfried Semper (1803-1879), il les résume dans cette formule lapidaire mais significative : « Artis sola domina necessitas » (la nécessité seule maîtresse de l'art). Avec une équipe de premier ordre, il construit plus de trente gares du « réseau urbain de chemin de fer » (Stadtbahn), leur donnant des formes simples, rigoureuses, fonctionnelles, mettant fin à la mode historicisante. Il construit également des immeubles de rapport où tous les étages ont la même importance, le bâtiment central de la Caisse d'épargne avec un hall de guichet fonctionnel ou des églises : telle est l'église am Steinhof, où le recours aux techniques modernes (armatures métalliques et plaques de pierre) comme la décoration intérieure montrent ce qu'est l'esthétique « sécessionniste » et ce que peut apporter l'art total.

Tout cela s'intègre dans le cadre de la politique urbanistique du bourgmestre social-chrétien Karl Lueger, qui, par ses grands travaux, transforme totalement le visage de Vienne. Wagner et son équipe contribuèrent fortement à la transformation de la ville et leurs idées en matière d'urbanisme, en particulier la décentralisation dans les grandes agglomérations des centres d'attraction, marquèrent non seulement l'espace viennois, mais pendant de longues années l'architecture occidentale jusqu'à ce qu'apparaisse le gigantisme socialiste et inhumain du Bauhaus.

Josef Hoffmann et Adolf Loos furent, eux aussi, marqués par l'influence de Wagner. Hoffmann fut l'un des animateurs de la construction des immeubles sociaux engagée par la municipalité social-démocrate.

Loos, plus théoricien que réalisateur, s'attaque à l'urbanisme des années 1870 dans un article virulent publié en 1898. Ses constructions strictes, dépouillées, austères, marquées par l'influence américaine (il a séjourné aux États-Unis de 1893 à 1896), choquent dans cette ville où l'on a toujours apprécié le baroque. Mais elles marquent le début d'une nouvelle conception architecturale qui triomphera après 1920.

Justement, le néo-classique renaît vers 1905-1908. Ce courant est favorisé par les milieux officiels qui voient le moyen d'exalter le passé glorieux de la monarchie au moment même où elle renforce ses positions dans les Balkans. C'est aux architectes de ce courant que l'on fait appel pour édifier nombre de sièges bancaires, occasion de souligner le rôle de la banque dans l'économie (N.O. Escompte Gesellschaft de Neumann en 1913) ou les bâtiments du nouveau ministère de la Guerre (1909-1913). Ici, le projet de l'architecte Baumann, monumental et néo-baroque, l'emporte sur les projets modernistes de Wagner et de Loos. Ainsi s'opposent très clairement une vision angoissée du monde, celle des peintres, et une vision optimiste et conquérante, celle des architectes, même quand, comme Wagner ou Loos, ils sont proches des plasticiens.

Le foyer de la musique moderne

Cette vision angoissée du monde, on la retrouve chez de grands musiciens viennois de l'époque, Mahler, Alban Berg, Schönberg, Webern.

Mahler

Mahler c'est encore un romantique, fils spirituel des grands musiciens allemands, en particulier de Brahms et de Bruckner. À partir de 1897, il dirige l'Opéra de Vienne, qui devient le premier en Europe. Avec le décorateur Roller, il renouvelle l'art lyrique et cherche à y accomplir son idéal, une vision unitaire des éléments de la représentation lyrique, le visuel, le dramatique, le musical. Alma, sa femme, contribuera d'ailleurs à cette conception de la musique, elle-même fille d'artiste qui lui fera faire la connaissance de toute l'avant-garde intellectuelle viennoise de l'époque, Klimt, Moser, Gerhard Hauptmann et Schonberg. De fait, l'âge de Mahler sera pour l'opéra de Vienne un véritable âge d'or, il y fera jouer dans des mises en scène renouvelées, et avec succès, Tristan (1903), Fidelio (1904), Don Giovanni (1905), Figaro (1906) et Iphigénie en Aulide (1907). En même temps il compose six symphonies (IV à IX) et les Kindertotenlieder. À la fois populaire et haï, Mahler choque dans sa vie comme dans son œuvre et, à la facilité apparente de ses œuvres, s'opposent les contrastes abrupts, les ruptures de ton, la rudesse de certaines sonorités et ce qu'on a appelé l'« hétérogénéité » de son style. Bien des aspects de son œuvre sont provocants, telles de constantes antinomies, pathos et grotesque, noblesse et vulgarité, simplicité folklorique et écriture sophistiquée, parfois même expressionniste et plus encore sans doute son nihilisme critique comme l'utilisation courante des percussions.